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Full Texts > Bantu Philosophy  > Possoz Edition
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Placide TEMPELS O.F.M., LA PHILOSOPHIE BANTU

Traduction inédite de E. Possoz
Avant-propos de A.J. SMET C.P., © 2000, Wezembeek-Oppem


AVANT-PROPOS (by A.J. Smet)

PREFACE


CHAPITRE I : FAUT-IL ALLER A LA RECHERCHE D'UNE PHILOSOPHIE BANTU?

CHAPITRE II : L'ONTOLOGIE DES BANTU

CHAPITRE III : LA SAGESSE ET LA SCIENCE DE LA CONNAISSANCE CHEZ LEZ BANTU

CHAPITRE IV : LA THEORIE DU "MUNTU" OU PSYCHOLOGIE DES BANTU

CHAPITRE V : ETHIQUE BANTU


CHAPITRE VI : RESTAURATION DE VIE


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AVANT-PROPOS

Le 6 juin 1944, le Père Placide Tempels inaugurait ses publications sur la philosophie bantu, par un texte en néerlandais, sitôt traduit sous le titre: A la trace d'une philosophie bantoue. C'était le début de toute une série de publications par Tempels sur ce sujet. En voici la liste.

Ae: Moeten we op zoek naar een Bantufilosofie? dans Aequatoria 7 (1944) p.143-151. (Kamina, le 6-6-1944) = actuel chap.I.

Ba : Bantu-filozofie, dans Band 4 (1945), p.60-73, 93-102, 267-274, 378-386, 413-422; 5 (1946), p.19-28. (Kamina, 22-6-45) 6 chap. = actuels chap.II-VII; nommé plus tard "brouillon".

Po : La philosophie bantu, traduction de E. POSSOZ, archives des Franciscains, Sint Truiden, 68 p. dact., inédit; = ch. I à VI sans l'actuel chap. VII = traduction et révision partielle de Ae et Ba.

Bu : A la trace d'une philosophie bantoue, dans Bulletin des Juridictions indigènes 13 (1945) n.5, p.123-129. (Kamina, le 6-7-1944) = nouvelle traduction de Ae.

E : La philosophie bantoue. Traduit du Néerlandais par A. RUBBENS. Elisabethville, Ed. Lovania, 1945, 152 p. (Préface de E. POSSOZ; achevé d'imprimer, le 17 oct. 1945) = traduction et révision de Ae (proche de Bu) et de Ba.

A: Bantoe-filosofie (Oorspronkelijke tekst). (Kongo-Overzee Bibliotheek, 4). Antwerpen, De Sikkel, 1946, X-115 p. = révision de Ae et Ba (surtout du chap.II) avec l'aide du Prof. A. Burssens [1].

Ms : Manuscrit comprenant une révision plus profonde de la traduction française de Rubbens par Tempels sur un exemplaire de E; imprimatur, Malines, le 27 juillet 1948.

P : La philosophie bantoue. Traduit du néerlandais par A. RUBBENS. Paris, Présence africaine, (1949), 128 p.; 2 éd. (1961); 3e éd. (1965), 126 p. Introduction par Alioune DIOP (1947) = reproduit principalement la révision du texte français de E suivant le Ms.

S : Philosophie bantu. Introduction et révision de la traduction de A. RUBBENS sur le "Texte original" par A.J. SMET. (Cours et documents, 2). Kinshasa, FTC, 1979, (26) + 182 p. pro manuscripto = révision de P à partir de A et du Ms.

La traduction française de la Philosophie bantu que nous présentons ici, de la main d'Emile Possoz (Po), est restée inédite. Elle fut la première dans le temps et peut être considérée comme un témoin privilégié, bien que non impartial, du livre du Père Tempels.

Dans une lettre du 6 juin 1944 au P. Hulstaert, le P. Tempels écrit que ce fut par hasard qu'il était entré en relation avec Possoz. La date de cette rencontre n'est pas précisée.

Suivant le P. Bontinck, ils se sont rencontrés pour la première fois à l'hôpital d'Elisabethville (actuellement Lubumbashi), vers le début de 1943: "Possoz avait appris qu'il y avait à la clinique de la ville un Père qui était lui aussi à la recherche de la philosophie des Noirs. Il alla le visiter et eut ainsi avec le P. Tempels une première longue discussion. Cette rencontre sera suivie d'une abondante correspondance dont les premières lettres (conservées) datent de juillet 1943. Ayant lu, encore à l'hôpital, les Eléments de Droit coutumier nègre (de Possoz), Tempels estima qu'en matière d'ontologie, Possoz avait pénétré la mentalité des Noirs plus profondément que tous les auteurs antérieurs" [2].

Possoz avait encouragé le P. Tempels à poursuivre ses études et à les publier. Chaque fois qu'un chapitre de la philosophie bantu était achevé, Tempels le lui envoyait pour lecture et traduction. C'est aussi Possoz qui a traduit les articles de Tempels pour L'Essor du Congo [3]. On peut dès lors s'étonner que ce n'est pas la traduction de Possoz (Po) qui a été publiée en 1945.

Une des raisons en est que, pour Mgr de Hemptine, Vicaire apostolique d'Elisabethville et Mgr Dellepiane, Délégué apostolique, Possoz était persona non grata; on lui reprochait 'des idées erronées et extravagantes' [4].

Vers la fin de 1940 Possoz s'adressa à Mgr de Hemptine en vue d'obtenir l'imprimatur de son ouvrage en élaboration: Eléments de Droit coutumier nègre, ce qui lui fut refusé le 4 février 1941. En mai 1942 l'ouvrage en question parut à compte d'auteur, sans date ni nom d'éditeur ou imprimeur [5].

Une deuxième raison est sans doute le fait que la traduction de Possoz est très littérale et en conséquence parfois incompréhensible. En plus, l'auteur ne craint pas d'ajouter, en note et même dans le texte, des illustrations qui n'ont pas de correspondant néerlandais et semblent provenir de lui [6].

Au moment où il a présenté cette traduction de Possoz pour l'éditer, Tempels a rencontré une forte opposition. Tempels s'est tourné vers l'avocat progressiste Antoine Rubbens, qui a préféré faire une nouvelle traduction [7] (E). Elle fut publiée avec une Préface de Possoz, que, par loyauté, Tempels n'a pas voulu supprimer [8].

Comme le remarque Hansen, Rubbens a rendu le texte plus "lisible", aussi en ce qui concerne la terminologie. Se référant aux lettres de Tempels, celui-ci n'étant pas heureux de la traduction trop libre de Rubbens [9] a proposé à Possoz de revoir sa propre traduction [10] et les soi-disant "corrections" et "histoires curieuses" autour de ce livre [11], et surtout aussi l'exégèse qu'il en faisait continuellement en y introduisant ses propres théories [12].

C'étaient sans doute autant de raisons pour Tempels de revoir, avec l'aide du Prof. A. Burssens, le "brouillon" de son texte néerlandais publié dans Band (Ba) et de l'éditer comme Texte original (A) [13], le considérant comme l'unique texte authentique et base de la révision de la traduction française de Rubbens, édité en 1949 par Présence Africaine (P). Bien qu'elle n'ait pas changé fondamentalement les idées, cette révision est par endroits assez importante, comme en témoigne un exemplaire de l'édition de Lovania (E), corrigé par le P. Tempels, qui porte l'imprimatur autographe du futur Cardinal L. Suenens, donné à Malines, le 27 juillet 1948 (Ms) [14].

Dans ce contexte, la traduction incomplète de Possoz (où manque le chapitre VII) prête difficilement de base solide à une édition critique de la pensée de Tempels [15]. Pareille édition demandera une confrontation plus poussée de toutes les éditions proposées au début de cet Avant-propos.

Munie de sa propre Préface qui figure dans l'édition Lovania (E), le travail de Possoz est tout de même un témoin important de la pensée de Tempels qui mérite d'être ouvert au public [16].

Wezembeek-Oppem, le 29 février 2000
A.J. Smet cp.

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PREFACE

Mon excellent ami, le R.P. Tempels, me demande une courte préface. Je ne puis en donner de meilleure, que de traduire ce passage d'une lettre reçue de lui lorsque je venais de mettre fin à ma courte carrière coloniale.

"... Chose curieuse, c'est par beaucoup d'affirmations et de nuances qui me choquent dans vos Eléments de Droit Coutumier Nègre, que vous m'avez forcé à expliciter et synthétiser ma pensée.

Je me sentais contrarié, non pas parce que vos éléments sont faux, mais parce que posant si profondément la vraie question, et l'examinant, ils s'égarent encore un peu... juste au dernier moment, et ne donnent pas au clou le coup de grâce.

Lorsque vous m'écriviez: "Quelle est donc selon vous la synthèse mentale des Noirs?", vous avez senti vous-même cette lacune ou cette imperfection dans vos conceptions, vos découvertes. Sans cette lacune je n'aurais sans doute jamais essayé de développer ainsi cette synthèse...

Droit clanique, philosophie primitive et catéchèse appliquée deviendront bien, je le pense, un trio inséparable [17]."

Déjà, m'écrit-il, tels Missionnaires emploient avec le plus grand succès les principes de vie contenus dans la mentalité bantu.

Ce serait fausse modestie, pour nous, de ne pas voir que l'ethnologie, la philosophie ethnologique, l'ethnologie juridique et la catéchèse des peuples patriarcaux vont prendre un nouvel essor et une nouvelle orientation à partir de l'étude du R.P. Tempels.

Jusqu'ici les ethnographes déniaient aux peuples claniques toute pensée abstraite. On exaltait l'européen civilisé et chrétien, en dénigrant le primitif, sauvage et païen. De là est née une colonisation, qui menace de toutes parts de faire faillite.

L'estime de l'indigène, en place du mépris et du fanatisme, peut maintenant remplacer l'ancienne ethnologie et l'attitude d'aversion des anciens.

C'est pourquoi le présent ouvrage du R.P. Tempels est appelé aux plus belles destinées. Il fera époque dans l'histoire de la colonisation. L'Europe ne peut que se grandir, en confessant, à la lumière de ce que pense le R.P. Tempels, ses erreurs passées d'ethnographe.

Depuis les Grecs, d'autre part, toute la philosophie classique européenne a marqué le point de manière statique. Les peuples plus anciens, les peuples claniques comme je les appelle,

parce que, patrilinéaux ou matrilinéaux, ils sont tous patriarcaux, ont gardé dans l'esprit une synthèse non purement statique. Nous avons derrière nous deux mille ans d'une pensée trop statique. M. le Professeur Maréchal, terminait, il y a quelques années, son étude sur Kant: "La métaphysique de l'avenir sera dynamique ou ne sera pas" [18].

Nous tenons pour un thomisme repensé, avec Mercier, avec Maritain, et tant d'autres qui recherchent un thomisme moderne.

Sans pensée philosophique personnelle, allant jusque là, pas d'objectivité possible en ethnographie.

De là précisément vient la lumière singulière que l'ouvrage du R.P. Tempels jette maintenant dans l'ethnologie et jettera demain dans la colonisation et dans l'évangélisation.

Nous sommes avec lui au tout premier plan de la pensée moderne.

Bruxelles, le 20 juillet 1945
E. Possoz.
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CHAPITRE I : FAUT-IL ALLER A LA RECHERCHE D'UNE PHILOSOPHIE BANTU? [19]

1. La vie et la mort forcent à une conduite de vie déterminée

Il est un fait que l'Européen civilisé, quoique durant sa vie il ait négligé beaucoup de ses pratiques chrétiennes, revient pourtant à l'attitude chrétienne lorsque la souffrance ou le danger de mort le mettent devant des problèmes de conservation de soi et de continuité de vie, de déchéance ou d'apparente destruction de son être.

Tant de ces libre-penseurs, de ces mangeurs de curés, de ces railleurs, de ces blasés, de ces cyniques cherchent, dans les souffrances et le danger de mort, dans la ligne de conduite séculaire de notre civilisation d'Europe occidentale, la solution pratique pour la question de continuation d'exister ou de ruine, de salut ou de damnation.

La vie et la mort restent encore toujours deux grands apôtres, en Europe, et amènent encore beaucoup d'égarés, au dernier moment, à notre séculaire sagesse de vie et ligne de conduite vitale.

Ainsi voyons-nous aussi nos Bantu eux-mêmes, les évolués, "les civilisés", et aussi nos chrétiens, retourner constamment à leur ancienne ligne de conduite, dans des moments d'infortune, de danger ou de souffrance. Leurs ancêtres eux-aussi leur ont laissé une solution pratique pour cette question généralement humaine de vie et de mort, floraison de vie ou destruction, salut ou perdition.

Tant aussi de ces Bantu superficiellement convertis ou civilisés sont ramenés, comme par une force irrésistible, vers cette antique sagesse de vie et attitude des vivants, qui leur fut léguée par les générations.

Ainsi, la vie et la mort sont, également chez les Bantu et sans doute chez tous les peuples primitifs, les deux grands apôtres pour leur traditionnelle, leur "magique" ligne de conduite, leurs pratiques vitales "magiques" bien éprouvées.


2. Chaque tenue de vie suppose des notions et des principes

Si l'Européen moderne, hypercivilisé, ne parvient guère à se libérer ou à sortir de son attitude de vie ancestrale, il en est bien ainsi parce que derrière cette attitude il y a une philosophie profonde, englobant toute une conception claire, pleine, positive, intellectuelle de l'univers, de l'homme, de la vie, de la mort et de l'immortalité, du principe vital spirituel de l'âme humaine. Cette philosophie du monde visible et invisible a pénétré trop profondément dans l'esprit de notre civilisation d'Europe occidentale pour ne pas réapparaître dans les grandes circonstances de manière irrésistible.

Il se peut bien que, pour les individus comme pour une société clanique, un peuple, un groupe culturel, les mystères de vie et de mort, de conservation de soi et de destruction de l'être, que l'angoisse de tout ce mystère a été psychologiquement l'occasion de l'origine de certaines manières de vivre, déterminées des "moyens de salut".

Mais il serait anti-scientifique de prendre pour raison suffisante ou explication complète d'une manière de vie donnée uniquement les conditions de vie extérieures, l'action du milieu, les conditions sociales ou les facteurs psychologiques, des émotions, la fantaisie ou une imagination enfantine.

Il ne s'agit pas ici, en effet, de l'attitude vitale d'une paire d'individus. Il s'agit de deux manières de vivre, la chrétienne et la "magique", qui, constantes et immuables, se maintiennent dans le temps et l'espace; deux attitudes de vie, qui à travers les siècles et la géographie, se répandent sur des peuples entiers et des groupes culturels.

Pour ces attitudes de vie, la chrétienne aussi bien que la "magique", qui des siècles durant se conservent inchangées à travers les conditions de vie toujours changeantes et évoluantes, on ne trouve la dernière explication humaine de leur fermeté et de leur immuabilité que dans un ensemble de concepts intellectuels solide et logiquement cohérent, dans une sagesse vitale motivée intellectuellement. Une attitude de vie ne devient pas généralement humaine et ne perdure pas durant des siècles sans complexe d'idées, un système logiquement enchaîné, une philosophie complète et positive de l'univers, de l'homme, des êtres qui l'entourent, de l'existence, de la vie, de la mort et de la survie.

Sans exclure d'autres éléments, - divins ou humains - nous devons postuler, chercher et trouver, comme dernier fond scientifique d' une activité logique généralement humaine, une pensée logique humaine.

Pas de manière de vivre sans conception de vie, pas de volonté vivante sans concept de vie, pas de pratique de salut constante sans philosophie du salut.

Pour ce qui regarde la religion des primitifs, la science moderne, par la méthode de recherche historique, est arrivée à la conclusion que la religion actuelle des [sauvages] non-civilisés et des demi-civilisés a évolué du simple au compliqué, du claire et juste aux divagations et aux inexactitudes. Il est maintenant admis scientifiquement en Europe que les peuples les plus primitifs ont les idées les plus pures sur l'Etre suprême, le Créateur et Régisseur de l'Univers.

La croyance des vrais primitifs en un Etre suprême forme le fond de toutes les conceptions actuelles des mi-civilisés: animisme, dynamisme, fétichisme et magie.

Serait-il donc étonnant que nous puissions découvrir à la base de leurs conceptions rationnelles actuelles sur les êtres de l'univers, chez les Bantu et chez les primitifs en général, quelques [principes généraux] conceptions philosophiques profondes, et même un système ontologique relativement simple, primitivement humain, mais logiquement coordonné?

Il doit être possible de découvrir de diverses manières ce système d'ontologie. On doit pouvoir y arriver par une vue plus profonde du langage, par une ethnologie plus haute, par une étude systématique du droit, et également par la méthode de catéchèse par questions appliquées.

Il est aussi possible, et c'est même le plus court chemin, de rechercher directement la pensée profonde des Bantu, de l'approfondir et de l'analyser.

Cette philosophie des Bantu et des primitifs [n'] a-t-elle [pas] déjà été étudiée ex professo de manière approfondie et développée systématiquement? Il est alors grandement temps que chacun se mette à l'ouvrage et recherche ou délimite l'idée fondamentale de l'ontologie des Bantu, seule clef de la pensée indigène complète.

Nous ne devons pas attendre que le premier Noir venu et surtout pas les jeunes, vont nous donner un exposé théorique de leur ontologie. Mais cette ontologie existe; elle pénètre et fait lever toute leur mentalité de primitifs, dirige et gouverne toute leur vie.

A nous, civilisés, avec notre pensée bien ordonnée, avec notre intellect discipliné, d'en découvrir les éléments, de les ordonner et les systématiser.

Celui qui dit des primitifs qu'ils ne possèdent pas de système de pensée soutient a priori que ce ne sont pas des hommes. Du reste, ceux qui écrivent cela sont les premiers à se contredire.

Pour ne citer qu'un exemple: R. Allier dit ce qui suit dans sa Psychologie de la conversion: "Demandez aux Basouto, dit M. Dieterlen, le pourquoi de ces coutumes: ils sont incapables de vous répondre. Ils ne réfléchissent pas. Ils n'ont ni théories, ni doctrines. Pour eux, la seule chose qui importe, c'est l'accomplissement de certains actes traditionnels, le contact gardé avec le passé et les trépassés" [20].

Mais deux pages plus loin il est dit: "Qu'est ce qui rend irrésistible cette opposition des chefs? C'est la peur de rompre le lien mystique qui, par le chef, s'établit avec les ancêtres, et c'est la peur des catastrophes que cela peut entraîner!" [21]

Qu'est ce "lien mystique" ou cette influence des ancêtres sur la postérité, sinon un élément du système conceptuel? Est-ce pur instinct ou peur sans raison et sans plus? Ne serait-il pas plus raisonnable et bien plus scientifique, de rechercher et d'éclaircir quelles idées ce "lien mystique" suppose? Ainsi on ne serait plus obligé d'employer ce vague mot de "mystique".


3. Le système de pensées, les premiers concepts philosophiques et principes des Bantu doivent être recherchés

Qui veut étudier les primitifs et les primitifs plus évolués, ne peut arriver à des résultats scientifiques valables aussi longtemps qu'il n'a pas pénétré leur métaphysique. Alléguer a priori que les primitifs n'ont pas d'idées sur les êtres, ne possèdent pas d'ontologie et ne sont pas logiques, c'est ne pas vouloir tenir compte avec la réalité.

Nous savons ici, nous voyons ici, entendons et expérimentons chaque jour que les primitifs sont quelque chose d'autre encore que des enfants à l'imagination fantasque.

Nous apprenons à les connaître sur place comme des hommes. Du folklore seulement et la description superficielle d'usages drôles ne suffisent pas pour nous faire connaître et comprendre l'homme primitif. Ethnologie, linguistique, psychanalyse, science du droit, sociologie et science des religions ne diront leur dernier mot que lorsque la philosophie et l'ontologie des primitifs auront d'abord été étudiées systématiquement et complètement décrites.

Si les primitifs ont leur propre conception de l'univers, leur propre ontologie, alors ce sera cette ontologie propre qui donne le caractère propre, la couleur locale à leurs concepts religieux et à leurs pratiques, à leur morale, leur droit, leur langue, leurs institutions et coutumes, à leurs réactions psychologiques et à toute leur activité et inaction d'hommes. Et d'autant plus que, selon moi, les Bantu et tous les primitifs vivent plus que nous d'idées et pour des idées. Ceci pour ceux qui étudient les Bantu et les primitifs.

Mais une vue plus pénétrante dans le monde d'idées des Bantu est tout aussi nécessaire pour tous ceux qui vivent parmi eux. Ceci vaut pour tous les Coloniaux mais davantage pour ceux d'entre eux qui veulent diriger des Noirs, pour ceux qui veulent les juger ou veulent les soigner, pour une bonne évolution du droit clanique, pour tous ceux enfin qui veulent "civiliser", éduquer et élever les Bantu. Cela vaut pour tous les Coloniaux de bonne volonté et au plus haut point pour les Missionnaires.

Lorsqu'on n'a pas pénétré la pensée la plus profonde, la plus profonde personnalité des Bantu, lorsqu'on ne connaît pas le fond sur lequel repose toute leur activité et toute leur pensée, alors on ne comprend pas encore les Bantu. On n'arrive pas avec eux au contact intellectuel. Il est impossible de se faire comprendre, surtout en ce qui regarde les réalités supérieures spirituelles. On risque, en voulant "civiliser", de tuer "l'homme" et <d'augmenter> le nombre des déracinés et de préparer ainsi la révolte. On ne sait quel chemin prendre avec les coutumes indigènes et le droit coutumier, car on ne sait pas choisir et ventiler, on n'a pas de critère sûr et ferme pour ne retirer seulement que le bon et le juste, et pour aussi retirer tout le bon et le juste de ce qui est de travers, et de respecter cela, de le conserver avec soin, de l'épurer et de l'élever, et ensuite de le faire servir de chaînon et de pont vers ce qui existe chez <nous> de vraie, profonde et réelle civilisation. C'est seulement de la vraie, de la bonne base originelle que nous pouvons mener les Bantu à la seule vraie civilisation bantu.

Que jusqu'ici en haut lieu on ne sache où aller avec la civilisation bantu, que maintenant moins que jamais il n'existe de solide politique bantu et qu'il n'est pas encore donné de sûres, de bonnes directives dignes de foi pour l'évolution et la civilisation, cela tient bien à ce que l'on ne connaît pas assez bien encore leur ontologie, que l'on n'a pas encore établi leur système de pensées, la synthèse de leur mentalité et qu'ainsi l'on ne peut pas encore en juger [ni bien juger le droit].

On a aussi dit et répété qu'évangélisation et catéchèse doivent être [appliquées,] adaptées; adaptées à quoi? On peut bâtir des églises dans le style indigène, emprunter des mélodies indigènes pour des cantiques pieux, porter le vêtement du Bédouin ou du mandarin, mais la seule véritable, la plus nécessaire de toutes les adaptations est l'adaptation de l'esprit.

Mais de cela nous parlerons plus tard, lorsque vous lirez mon essai de catéchèse adaptée, que je soumettrai à votre jugement.

4. La cassure entre Blancs et Noirs reste exister et s'élargit constamment aussi longtemps que nous laissons leur  Oontologie sans y toucher

Pourquoi le Noir ne change-t-il pas? Pourquoi le païen, le non-civilisé est-il ferme dans son attitude? Et pourquoi tant d'"évolués" et de chrétiens ne le sont-ils pas? Parce que le païen vit de son ontologie et de sa théodicée séculaires, qui englobent toute sa vie en lui donnant une solution positive et complète du problème de vie et parce que d'autre part, les "évolués" et beaucoup de chrétiens ne savent pas mettre en correspondance ou en concordance leur nouvelle attitude de vie avec leur propre philosophie, laquelle est restée intacte ou sinon rejetée et méprisée en bloc avec toutes ses pratiques.

Cette philosophie était cependant ce qu'il y avait de plus véritablement 'humain' chez les Bantu; elle formait son être même, le plus intime; s'en défaire est pour lui le suicide intellectuel total.

Est-il donc étonnant que le "Noir" continue toujours à percer sous le vernis blanc de sa nouvelle "civilisation".

On s'en étonne que le Noir, après avoir vécu des années durant chez les Blancs, est de nouveau réadapté après quelques mois à la société de son terroir, et à nouveau mis sur le pied d'une parfaite égalité? Il n'a pas même dû se rééduquer puisque dans son for intérieur, dans sa plus profonde pensée, il n'avait jamais bougé. Qui ou quoi aurait bien pu le détacher de sa philosophie?

Combien de civilisés ou de vrais évolués compterions nous déjà parmi les Bantu? Des déracinés et des dégénérés, autant qu'on veut. Des matérialistes, qui n'ont plus aucune attache à la tradition philosophique de leurs ancêtres, ni encore aucune attache à la conception [catholique] <chrétienne> du monde, et à la philosophie des Blancs, existent à foison. Ou bien il y en a qui sont restés complètement un muntu sous le vernis d'imitation du Blanc. Comme ce clerc de l'Etat, un chrétien, chez qui, à l'occasion de la récente rébellion, on pratiqua une perquisition. On lui trouva un cahier plein de philosophie magique et de pratiques magiques, copie d'un cahier d'un autre clerc, qui l'avait lui-même copié d'un autre, etc.

A qui la faute? Au Noir lui-même? [Au manque d'enseignement de la part de l'Européen?] Nous faisons mieux ici de faire une confession générale ou du moins, ouvrons enfin les yeux. Nous tous, missionnaires, magistrats, administrateurs et tous ceux qui sont ou doivent être les guides des Bantu, nous n'avions pas pénétré jusqu'à l'"âme" des Noirs, pas aussi loin que nous l'aurions [dû, ou] voulu. Les spécialistes non plus. Que ce soit seulement la constatation d'un regret plutôt qu'un aveu repentant, peu importe: le fait est là, que, si nous n'avions pas saisi l'ontologie des Bantu, nous n'étions pas en état de lui fournir une nourriture intellectuelle et assimilable, ou un système intellectuel intelligible. Il est constant que par un "c'est idiot, c'est mauvais" l'ensemble de leurs "enfantillages ou trucs de sauvages" condamnant le tout, nous avons tous apporté notre coopération pour tuer l'homme dans les Bantu.

Mais il appert aussi bien que tous les intellectuels de bonne volonté, tous les dirigeants ici chez les Bantu, même... et surtout les Missionnaires, peuvent encore être de quelque utilité pour la civilisation des Bantu. Car pour les amener à la vrai civilisation, il faut encore bien autre chose que la prospérité [économique des coloniaux] <matérielle>, que l'action sociale et les améliorations sociales pour les Noirs, plus encore que l'enseignement de nos écoles ou que la fabrication de clercs, quelque chose de plus aussi que le "kifrançais".

Naguère, moi aussi, avec tant d'autres, je pensais que l'on pouvait escamoter en un tour de main toutes les balivernes des Bantu avec des causeries sérieuses sur les phénomènes naturels, l'hygiène, etc. Comme si les sciences naturelles démolissaient leur sagesse de vie, leur philosophie. Nous n'avons atteint avec cela que leurs sciences naturelles; leurs pensées les plus profondes sur l'univers, nous les avions laissées intactes.

Un exemple peut illustrer cela. Combien de cas n'avons-nous pas tous rencontrés où un Noir était [inculqué] <inculpé> d'être cause de maladie ou de mort d'un autre Noir, et cela uniquement parce qu'il existait une querelle entre eux, ou parce qu'il avait injurié, maudit ou menacé cet autre Noir? C'est là une palabre de tous les jours. Et l'accusé paie, souvent sans rechigner, l'indemnisation réclamée <parfois même à l'encontre de la sentence d'un tribunal européen>. Pour les Bantu, on n'en sort pas: le cas est clair et indiscutable. Ils ont, des relations entre les hommes, de la causalité et de la responsabilité, une autre idée, un concept intellectuel autre que nous. Et ce qui nous paraît incompréhensible et illogique, raisonnements d'obscures têtes noires ou de ce que nous prenons peut-être pour intérêt, soif d'argent ou extorsion du faible par le fort, est pour eux, dans le fond le plus vrai, la conséquence logique d'une vue plus profonde de la nature des choses, une nécessité ontologique.

Essaierait-on maintenant de vouloir convaincre les Noirs de leur illogisme, en leur montrant comment cet homme est tombé malade ou est mort, quelle a été l'occasion et la cause physique de sa maladie et de sa mort, alors nous perdrions notre temps et nos peines. Nous pourrions lui donner un cours de microbiologie ou, avec un microscope ou des analyses chimiques, laisser voir ou découvrir lui-même de ses yeux la cause réelle de la maladie ou de la mort. Mais avec cela la question ne serait pas résolue pour lui. La question chimique ou médicale le serait. Mais la question la plus profonde de la cause ontologique, la vraie "cause" reste toujours exister pour leur pensée profonde, pour leur sagesse d'ontologues. Ils sont et restent logiques et nous verrons plus tard comment.

C'est ainsi que chez nous le Noir apprend à lire, à écrire, à calculer et tenir une comptabilité, des sciences techniques et mécaniques; mais lui aussi bien que les gens des villages sentent et expérimentent tous les jours que par notre incompréhension et par la "force" des Blancs ses "raisons" ne sont plus reconnues et sa profonde sagesse de vie en est froissée. Son estime pour nous, sa confiance en nous [n'a jamais pu être profonde et] risque de se perdre sans rémission.

5. Ces concepts fondamentaux et ces premiers principes constituent-ils une vraie philosophie?

Dans les dernières décades, on a soutenu successivement que le fondement, l'origine de la religion des primitifs a été: le manisme, l'animisme, la mythologie des astres, le totémisme, le magisme, jusqu'à ce qu'enfin on a découvert que les primitifs sont parti d'une foi et d'un culte se rapportant à un Etre suprême, un esprit créateur.

Tous ces -ismes ont été décrits et étudiés par les auteurs et il est étrange combien d'auteurs ont soupçonné, senti ou presque touché le fond de tous ces systèmes et pratiques, notamment l'idée fondamentale de l'ontologie primitive. Mais a-t-on déjà quelque part étudié systématiquement cette ontologie [22]?

Pourquoi n'existe-t-il pas encore une définition nette bien définie et surtout... généralement admise pour: animisme, dynamisme, totémisme ou magie? L'Européen manque-t-il d'intelligence ou de vocabulaire? Je pense que tous ces systèmes primitifs n'ont pas été étudiés et définis de manière assez systématiquement philosophique du point de vue primitif. Beaucoup de soi-disant définitions décrivent uniquement le côté externe et superficiel des usages locaux.

Pourquoi le munganga bien connu, quel que soit son nom, est-il nommé, selon les auteurs, magicien, féticheur, nécromancien, medecine-man, l'homme de l'art, etc.? Donc pas de définition exacte. Mais que pense le Noir de ce personnage. C'est cette définition-là qu'il importe de connaître.

Prenons maintenant que le Noir soit "animiste", en ce sens qu'il attribue une "âme" <aux êtres existants, ou qu'il serait "dynamiste"> en ce sens qu'un mana ou force, animant tout serait présent dans la communauté des êtres. Alors reste la question à poser aux Bantu:

Comment, selon vous, les "âmes" ou ces forces générales peuvent-elles agir sur les êtres? Comment les êtres peuvent-ils agir les uns sur les autres? Comment aussi le bwanga, ce soi-disant remède magique, l'amulette ou le talisman, peuvent-ils, selon vous, "guérir" l'homme?

Comment le mfisi, le muloji, le jeteur de sorts, peuvent-ils vous tuer, même à distance?

Comment un mort peut-il revivre dans quelqu'un? Qu'appellez-vous revivre ainsi? Comment la cérémonie d'initiation peut-elle faire d'un simple particulier un munganga, un guérisseur magique, ou mieux un guérisseur ontologique? Qui initie: l'homme ou l'esprit? Comment l'initié reçoit-il "connaissance" et "force"?

Pourquoi la malédiction possède-t-elle un pouvoir de destruction? Comment peut-elle avoir ce pouvoir? Pourquoi des catéchumènes disent-ils deux, trois jours avant leur baptême lors de l'examen qu'ils doivent subir: "oui, les remèdes magiques ont une force, mais nous chrétiens nous ne pourrons pas nous en servir"?

De telles questions vont plus loin que l'extérieur des pratiques. Et la réponse existe, donnée par les Bantu, toujours identique à elle-même, toujours la même. Tout ce qu'on nomme magie, animisme, manisme ou dynamisme, pratiquement tous les usages bantu, se fondent sur un même concept de la nature ou de [la consistance] <l'essence> intime des êtres en général, sur le fondement de leur propre ontologie. Ou sinon, la première notion, le premier concept intellectuel sur l'être, sur l'existence [23] et sur ce qui existe réellement en fait d'êtres, sont-celà autre chose qu'ontologie ou science de l'être?

6. Les Bantu, entre autres, ont-ils une philosophie?

On admet généralement que l'humanité évolue. Les Bantu parmi lesquels nous vivons ne sont plus de purs primitifs. Eux aussi ont déjà évolué. Leur religion a aussi certainement évolué. Il en sera bien de même de leur conception de vie, de leurs coutumes et de leurs pratiques.

On a soutenu qu'à la base de la religion des primitifs se trouvent le manisme, l'animisme ou le totémisme ou la magie. Selon les dernières conclusions de la science cependant, il est historiquement démontré que le culte de l'être suprême est au moins aussi ancien, sinon antérieur à la magie.

Cela veut-il dire maintenant que les Bantu, par exemple, ont d'abord été adorateurs de Dieu, puis animistes et ensuite totémistes, etc. et auraient ainsi chaque fois changé de religion? Irait-on soutenir que ces différents systèmes religieux auraient été des révolutions, de brusques cataclysmes, ou ne serait-il pas plus judicieux de dire que pareils systèmes religieux ont subi une évolution lente de la religion primitive? La solution me paraît claire: pas de révolution mais une évolution.

Et voici d'ailleurs la plus belle épreuve: les Bantu actuels croient et vivent encore dans ces éléments primitifs de la croyance originelle <en Dieu> et ils sont en outre encore manistes et animistes et dynamistes et totémistes et praticiens de la magie. Et il est un fait, au surplus, et chacun pourra facilement le constater sur place, que les Bantu <actuels> affirment et soutiennent de ces soi-disant manisme, animisme, fétichisme, etc.: "Tout cela nous est donné par Dieu, Esprit supérieur, et voulu par lui pour secourir l'homme".

Va-t-on alors encore dire que les Bantu, en acceptant ces diverses pratiques, ont chaque fois changé de mentalité, de système intellectuel, de concept de l'univers? Et si maintenant en réalité chez les Bantu tous les éléments de toutes les pratiques susnommées coexistent, et selon leurs dires, ne s'excluent pas, mais se complètent, oserait-on alors encore affirmer que les Bantu actuels possèdent en même temps six, sept différentes philosophies [ou religions]?

Nous ne pouvons tirer raisonnablement aucune autre conclusion que de dire que toutes ces manifestations [ne sont pas des religions, mais qu'elles] répondent toutes à une même conception de la vie, à un même concept de l'univers, à une seule métaphysique du monde.

De leur point de vue tous ces usages à base de religion, aussi bien que la conception du droit qui en résulte avec sa réglementation de la société, [sinon du monde,] sont logiquement liés et justifiés par une seule philosophie, une même ontologie des Bantu.

Il ne s'agit pas ici de rechercher l'origine, ni l'histoire de la philosophie des Bantu. Il ne s'agit provisoirement non plus ici de l'exactitude de leur idée [religieuse] <fondamentale>, de leurs premiers principes ontologiques, ni de juger de leur valeur. Laissons provisoirement de côté toute appréciation et essayons d'abord de découvrir quelle est la conception bantu, leur concept intellectuel du monde, des êtres, les vivants et les inertes, les visibles et les invisibles. Et cette manière intellectuelle de voir, soit-elle vraie ou erronée, juste ou pas juste, cette vue plus intime de la nature des choses et leur substance est de l'ontologie bantu, constitue une véritable métaphysique.

Non les Noires, mais nous, nous devons apprendre à penser plus philosophiquement; sans philosophie, l'ethnologie n'est qu'un folklore. Nous ne pouvons pas <continuer à> nous contenter d'expressions comme celle-ci qui se rencontrent couramment: "forces mystérieuses des êtres", "certaines croyances", "influences indéfinissables" ou "une certaine conception de l'homme et de la nature". Pareilles définitions sans contenu ne sont pas des définitions, sont loin d'être scientifiques. Il n'est pas certain que les Bantu vont nous fournir eux-mêmes une terminologie philosophique complète. Un essai d'ontologie bantu systématiquement explicitée doit venir de nous. Et lorsqu'elle existe, alors nous dirons aux Bantu et nous leur dirons clairement ce qu'ils pensent dans le tréfonds de leur être à propos des êtres, ils se reconnaîtront eux-mêmes et leurs pensées dans nos paroles et ils diront alors: "vous nous avez compris, vous "savez" comme nous "savons"".

Ce qui est plus, lorsque nous adaptons la vraie religion à ce qu'il y a de bon dans leur ontologie, alors nous recevons, comme je l'ai moi-même éprouvé, de ces réflexions: "Maintenant vous ne vous trompez plus, maintenant vous parlez tout à fait comme nos pères, nous avons toujours pensé que nous avions raison".

Et maintenant une dernière remarque.

En fait, ces quelques mots d'introduction n'ont été écrits que parce que l'étude elle-même de l'ontologie des Bantu était déjà prête, que la mise en ordre des concepts philosophiques des Bantu était déjà faite, ainsi que l'adaptation de nos idées religieuses, de notre catéchèse à leur philosophie. Analyse et induction nous avaient conduits à l'ontologie.

Cette introduction est donc une réponse à des réflexions et à des objections de confrères à notre essai d'ontologie même, à l'étude et à l'exposé que nous avions faits. Elle est le fruit de discussions parfois animées. C'est des réflexions de ces confrères que s'est fait la nécessité de prévenir certaines objections [ou certains préjugés] qui, sans la présente introduction, se seraient maintenues ou manifestées, dans le chef de plusieurs intellectuels.

J'espère donc que le chemin est préparé et nivelé. Beaucoup seront persuadés que la philosophie, une véritable philosophie est possible chez les primitifs et qu'il y a lieu de la rechercher. Plusieurs m'ont déjà dit: oui, c'est bien cela que j'avais toujours pensé.

La question de l'ontologie bantu, de l'existence de l'ontologie bantu [ou même clanique], est posée et nous pouvons donc commencer avec l'exposé de la philosophie des Bantu et, probablement, celle de tous les primitifs, de tous les "peuples claniques".

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CHAPITRE II : L'ONTOLOGIE DES BANTU

1. Notre terminologie.

Avant de commencer l'exposé de la philosophie bantu, il nous faut bien dire un mot des termes que nous sommes obligés d'employer. Ceci afin de prévenir d'inutiles objections.

Puisqu'il s'agit de philosophie, nous devons bien nous servir de termes philosophiques et de termes compréhensibles pour un Européen. Puisque les Bantu ont actuellement une autre philosophie que nous - appelons la provisoirement "philosophie magique" - nos termes ne couvriront peut-être pas toujours l'idée philosophique bantu. Nos termes ne feront quelquefois qu'être approximatifs de ces notions et principes qui sont étrangers à notre [conception du monde] <philosophie>.

Devrions-nous employer des termes littéralement traduits du bantu, nous serions quand même contraints de les expliquer au moyen des nôtres, aussi longtemps que le lecteur n'est pas mis au courant du contenu de la terminologie indigène mais connaît les nôtres.

Mais nous allons, en employant nos expressions [françaises], indiquer chaque fois en quel sens ils doivent être pris en indiquant ce qu'il y a de trop ou de trop peu dans notre terme pour exprimer correctement et complètement l'idée bantu. Nous dirons dans quel sens spécial les termes usités doivent être compris, selon le caractère très particulier de la philosophie bantu.

Au cas où la terminologie adoptée par nous paraîtrait inexacte, que le lecteur nous en propose une meilleure, de manière que sa collaboration nous fasse atteindre un résultat parfait et définitif.

Au reste la présente étude en est encore plutôt à l'état d'hypothèse; elle ne constitue qu'une première épreuve pour une philosophie bantu déjà systématiquement développée. Et dans cette étude, il existe deux éléments qu'il faut bien distinguer:

1) l'analyse de la philosophie bantu telle qu'elle se présente ou me paraît être;

2) la terminologie dans laquelle j'essaie de la rendre intelligible à des Blancs.

Ce second élément pourrait être trouvé très défectueux sans que pour autant l'objet même de l'étude, c'est-à-dire une vue de l'ontologie des Bantu, soit nécessairement fausse ou inexacte. La terminologie est ici chose secondaire pour nous, les conceptions des Bantu eux-mêmes sont l'essentiel. Que le lecteur veuille donc bien d'abord porter uniquement son attention sur ces dernières.


2. La méthode.

Comment maintenant procéderais-je le mieux pour présenter au lecteur un exposé systématique de la philosophie bantu et pour démontrer que cet exposé est vrai? Car, il faut que les deux se fassent: développer la théorie et démontrer qu'elle est tirée de la pensée bantu et s'y applique, aussi bien qu'à la manière de parler, de faire ou de laisser, disons à toute la vie bantu.

Tout cela n'est pas possible en une page. Nous aurons à traiter la matière pièce par pièce, méthodiquement, sans entremêler les éléments.

Allons-nous maintenant commencer par comparer le langage, la façon d'agir, les institutions et les coutumes, les analyser, en extraire les idées fondamentales, et alors seulement en fin de compte en donner une systématisation et résumer [la synthèse idéologique] <le système de pensée> des Bantu?

C'est là en fait le chemin que j'ai suivi mais il est long, très long. C'est une voie de recherche et de tâtonnement, où l'on admet et puis rejette, des clartés qui ensuite à nouveau se troublent. C'est une histoire sans fin... ou qui du moins finalement se termine dans des principes peu nombreux, clairs, solides, bien définis lesquels se fondent en un tout logique. Il m'a semblé sans intérêt de faire aussi parcourir au lecteur toute la longueur de ce chemin-là.

Au surplus j'avais déjà expérimenté moi-même qu'il conduit à des discussions qui entravent la bonne marche. Lorsqu'on commence par le détail des usages, des paroles et des institutions, on commence aussitôt à discuter des questions accessoires. Les usages ont, à côté de leur idée de base, aussi leur propre couleur locale. L'on commence alors facilement à dire: "Chez nous cet usage n'a pas cette forme-là, chez nous les Noirs le disent autrement, etc."

Je trouve donc plus expéditif de donner dès l'abord simplement une hypothèse <complète> de la philosophie bantu.

D'abord un exposé complet de la théorie et ensuite seulement des exemples, des expressions et des cas pratiques où la théorie trouve son application. De cette manière les applications vont mieux éclairer la synthèse. Et si alors cette application d'une philosophie bantu plus développée paraît fournir une explication rationnelle suffisante des faits, alors cette application sera en même temps une preuve de la vraisemblance ou même de la justesse de l'hypothèse.

Il m'a déjà été donné d'éprouver que ceux qui n'avaient encore lu que l'exposé d'ensemble de la théorie, veulent immédiatement objecter soit contre la théorie elle-même, soit contre la terminologie employée... mais tout cela d'un point de vue européen. Mais j'éprouve ensuite qu'à la lecture des nombreuses applications [que je donne dans la suite], on doit finalement concéder: "En effet, la [vérité] <réalité> de cette philosophie bantu doit être quelque chose d'approchant". Aussi m'a-t-on concédé que si, surtout à première vue, cette terminologie ne satisfait pas, il est pourtant difficile, pour ces conceptions très originales, de découvrir la terminologie européenne qui convienne plus exactement [pour la philosophie européenne].

J'ai pensé que l'imperfection possible des termes, ou même l'approfondissement incomplet [du système] <de la synthèse>, ne devait pas retenir plus longtemps la publication des résultats déjà atteints et leurs conséquences pour une philosophie des Bantu. La présente publication fournira en effet à tous les chercheurs l'occasion d'aider à une recherche ultérieure et d'atteindre ainsi ensemble quelque chose de durable.

Il ne reste alors plus rien à faire au lecteur que d'achever sa lecture dans cet état d'esprit-ci: provisoirement faire abstraction de notre propre philosophie et de toutes les idées que l'on se faisait déjà d'une philosophie chez les Bantu ou chez les Primitifs. Lire cette étude sans idées personnelles, comme quelque chose de neuf; tâcher de pénétrer le sens de ce qui est dit ici et ne pas laisser son attention s'égarer à discuter la manière d'exposer, ni les termes usités.

Puis, provisoirement suspendre son jugement sur la théorie elle-même, et patienter jusqu'à ce que les preuves et les applications soient données. Sinon, comment pourrait-on juger? Lorsque les preuves seront données, il sera loisible de fournir des remarques et des objections tant qu'on veut et aussi au sujet de la justesse de l'exposé des conceptions bantu et du bon emploi des termes. Faisons comme les Noirs entr'eux: Lorsqu'ils ont à débattre une question judiciaire, il est de règle que celui qui expose son cas ne soit pas interrompu. Lorsqu'il a cessé de parler, l'intermédiaire ou le juge lui demanderont cependant encore: Avez-vous fini de dire? Et ce n'est qu'ensuite que la parole sera donnée à la partie inverse.

3. L'attitude de vie des Bantu: elle est concentrée autour d'une seule valeur: la force de la vie.

Il y a quelques mots qui reviennent sans cesse dans la bouche des Noirs. Dans ces mots ils expriment ce à quoi ils attachent la plus haute valeur dans leur existence. Ce sont comme <des variations> du leitmotiv de tout leur langage, de toute leur pensée, [de toute leur activité et de toutes leurs abstractions] <dans tous leurs faits et gestes>. Cette plus haute valeur est: la force, vivre fortement, force de vie.

De tous les usages curieux pour lesquels nous ne trouvons ni sens, ni raison, les Bantu eux-mêmes disent qu'ils existent: pour l'obtention d'énergie vitale, de force vitale [24] pour être avec force [25], pour renforcer la vie [26], et pour renforcer la vie dans la progéniture [27].

Les Bantu expriment la même idée de façon négative lorsqu'ils disent: Nous agissons et vivons de la sorte pour être sauvés du malheur [28], ou de diminution de vie ou de diminution de l'être [29], pour nous préserver d'influences qui nous diminuent ou nous annihilent.

Force, vie puissante, énergie vitale, sont la raison d'être des prières et des invocations adressées à Dieu, aux esprits, aux morts, de tout ce que nous nommons "magie" ou devination, de l'emploi de tout "remède magique" ou mieux de toute force naturelle renforçante.

Eux-mêmes disent qu'ils consultent le devin pour apprendre de lui des paroles de vie. Chez lui on apprend la manière de fortifier la vie[30].

Bwanga - ce qu'on a traduit par médicament magique -, ne doit pas, selon eux, être nécessairement appliqué à la blessure, ni à la place malade. Bwanga n'a pas un effet directement thérapeutique sur une plaie mais nous fortifie directement, notre puissance de vie.

Lorsque les païens invoquent Dieu, les génies ou les morts, ils demandent par dessus tout: "Laissez-moi aller en force".

Lorsqu'on dit à des païens de laisser là des "remèdes magiques" parce qu'ils sont contraires à la volonté de Dieu, et par conséquent mauvais, ils répondent: "Comment pourraient-ils être mauvais?" Ce que nous appelons "magie" n'est pas autre chose pour eux que la mise en oeuvre des forces de la nature, qui sont mises à la disposition des hommes par Dieu pour le renforcement de leur énergie de vie.

Dieu même, lorsqu'ils abandonnent toute image ou périphrase, les Bantu le définiront et le considéreront comme "Le Fort, Le Puissant", Celui qui a la force par Lui-même et comme Celui qui est le Renforçateur, le Donneur de Puissance de tout le créé.

Dieu est le dijina dikatampe, le Grand nom parce qu'il est la Grande Puissance, le Mukomo comme disent les Baluba, qui est plus fort que tout le reste.

Les esprits surnaturalisés des premiers fondateurs du clan possèdent leur propre puissance exceptionnelle comme premiers-nés du genre humain, comme les successeurs de l'héritage divin, la puissance de vie humaine. Les trépassés ordinaires ne comptent également que pour autant qu'ils fortifient et perpétuent leur puissance de vie dans leurs descendants.

Ainsi, selon les Bantu, tous les êtres de la création ont leur propre force vitale, humaine, animale, végétale, minérale et chaque être a reçu de Dieu sa puissance propre pour fortifier celle de l'être le plus fort de la création: l'homme.

Le plus grand bonheur, le seul bonheur pour le Bantu, c'est de posséder de la puissance de vie [31], d'être fort: le plus grand malheur, le seul malheur, c'est d'être diminué dans sa puissance de vie, dans sa force vitale.

Chaque maladie, chaque blessure, chaque contrariété, chaque souffrance, épuisement, fatigue, chaque injustice ou insuccès, tout est nommé et considéré par les Bantu comme une diminution de l'être, une diminution de force vitale.

Maladie et mort ne sortent pas de notre propre force vitale, de notre propre puissance, mais viennent du dehors, d'une puissance plus grande qui nous influence. Et c'est en renforçant notre puissance de vie que les "moyens magiques" raffermissent notre vie contre les forces extérieures nocives autres.

N'est-il pas [sur]naturel dès lors que les Bantu dans leurs salutations font surtout état de puissance de vie et disent: "Vous êtes fort [32] ", "vous avez vie", "avez-vous forte vie?" [33] et qu'ils expriment leur commisération en ces mots: "Votre force de vie est diminuée; on diminue votre force vitale". C'est là la signification profonde de leur formule de condoléances: wafwa ko: nous avons toujours traduit: vous mourez, mais à cause de pareille mauvaise traduction nous ne pouvons que trouver les Bantu incompréhensibles, exagérés, ridicules, quand nous nous mettons à réfléchir que cent fois par jour ils prétendraient "mourir" de faim, de froid, de fatigue, pour des faits journaliers ou pour un peu de migraine ou le moindre désappointement. Ils veulent simplement parler d'un peu de perte de force vitale et ainsi leurs façons de parler sont pour eux raisonnables et pleines de sens.

Pour eux d'ailleurs existent kufwa, kufulula, kufwididila, des degrés accentuant la diminution d'intensité de vie, jusqu'au tout dernier, qui consiste à paralyser complètement la puissance de vie, ce qui est tout autre chose que notre traduction erronée: mourir à nouveau ou mourir tout à fait.

Et ainsi il devient tout à fait clair, ce qu'on dit des païens, que la plus forte raison qui les empêche d'abandonner leur "magie" et de devenir chrétiens, c'est la peur de voir aller à rien leur force vitale s'ils cessaient d'employer ce qui, dans leur idée, n'est autre chose que les forces de la nature destinées à renforcer leur être, leur vie.

Ces quelques considérations sur l'attitude de vie des Bantu seront suffisantes pour faire voir que l'idée centrale de puissance de vie s'y trouve incluse: puissance de vie dont Dieu est la source, laquelle est chose invisible mais cependant la plus haute dans l'homme et laquelle peut trouver son renforcement dans toutes les <autres> forces [et dans tous les] <ou> êtres de l'univers.


4. L'ontologie des Bantu.

A. Le concept: être.
Tout l'effort des Bantu va vers la puissance de vie. Leur concept fondamental est, en ontologie, celui de puissance de la vie, de force vitale.

Dans notre philosophie, nous tâchons de nous former un concept universel sur les êtres. Après avoir laissé tomber tout l'accessoire, tout ce qui n'est pas nécessaire pour maintenir uniquement l'idée d'être ou de chose, nous disons que la simple définition: "quelque chose qui est, ce qui existe" est suffisante pour contenir les éléments indispensables pour l'idée universelle, transcendante, abstraite d'"être".

Il peut y avoir dans notre philosophie des différences d'opinion concernant le concept d'"être" et sur son application, en sens identique ou en sens analogique, à tous les êtres, Dieu y compris. Mais il reste constant que notre idée abstraite d'"être" constitue une idée statique.

Et c'est précisément ici qu'existe une différence entre notre concept d'être et celui des Bantu et de tous les peuples non civilisés. Là où nous pensons à l'être, les Bantu pensent à l'énergie [34].

Là où nous parlons d'êtres concrets, les Bantu parlent de forces concrètes. Nous disons que les êtres sont distincts selon leur nature et leur genre. Les Bantu voient des forces qui diffèrent de nature et de genre. Suivant eux, il existe: la puissance divine, puis les <forces> humaines, [les] animales, [les] végétales et [les] purement matérielles ou minérales; ce sont des forces, pour eux, concrètes.

Nous avons une idée statique des êtres; eux en ont une dynamique. Eux pensent que chaque être a ou possède une force et je crois même que suivant leur philosophie, chaque être EST une force.

Nous pouvons nous former une idée universelle, transcendante d'être, sans y inclure le concept ou la note de force; les Bantu pas. La force est suivant eux un élément essentiel de l'être même, une note inséparable de l'idée d'"être". La force appartient à l'essence même de l'être. Sans l'idée de force, pas d'idée d'être, et sans l'élément de puissance, pas d'être concret et existant.

Ce qui précède est un minimum que nous devons admettre comme fondement d'une ontologie bantu: notamment que les Bantu lient l'idée de force à l'idée d'être, même dans l'idée la plus abstraite possible d'un "être". Pour le moins devons-nous dire qu'ils possèdent une idée d'être qui contient deux notes: l'être est alors quelque chose qui a une force.

Mais je pense que nous devons aller plus loin. Notre terminologie doit réfléchir avec le plus de précision possible ce qui est propre à la philosophie bantu et cela n'arrive pas, je pense, lorsque nous voulons rendre l'idée d'être chez les Bantu en disant que "l'être est quelque chose qui possède la force".

Car, selon les Bantu, la force n'est pas une réalité <accidentelle> [accessoire à l'être, surajoutée; ce n'est même pas un élément essentiel] de la pleine notion d'être: la force est le concept d'être, lui-même. La force forme l'être même; un être est une force. Que le lecteur, à la fin de cette étude, juge lui-même de l'exactitude ou non de cette hypothèse.

A l'encontre de notre définition: l'être est ce qui est, la définition de l'être par les Bantu devrait être formulée comme suit: "l'être est une force qui est, une force qui existe". Ils n'auraient donc pas la notion de force comme élément nécessaire, lié à la notion d'être mais la notion de force se trouverait chez eux à la place de la notion d'être. Ainsi auraient-ils, tout comme nous, un concept transcendantal à note simple, unique: nous "être", eux "force", <nous "quelque chose qui existe", eux "une force qui existe">.

Chaque être étant une force et n'étant un être que pour autant qu'il est une force, cette notion est applicable à tous les êtres: à Dieu, aux hommes, vivants ou morts, aux animaux, aux plantes et aux minéraux. L'être est force; les Bantu se représentent tous ces êtres comme des forces.

Les Bantu cependant n'emploient pas ce terme général de "force"; ils pensent bien très philosophiquement mais ils parlent concrètement. Ils nommeront chaque être par son nom mais l'essence intime de ces êtres leur est présente à l'esprit comme étant telle ou telle force déterminée, et non pas uniquement comme quelque chose de statique.

On ne peut cependant pas conclure de là que les Bantu soient des dynamistes ou des énergétistes, qui admettraient une force universelle pénétrant tout, une sorte de force magique universelle, appelée par certains auteurs ainsi là où ils parlent de mana, bwanga ou kanga. C'est là une présentation européenne de philosophie primitive mal comprise.

Les Bantu connaissent très clairement la distinction, la différence essentielle entre les divers êtres ou forces. Et dans les différentes sortes de forces, intrinsèquement différenciées ils comptent aussi bien que nous sur les unités existantes en elles-mêmes, ou individuelles, chacune étant une force à part.

De là alors aussi que, il faut considérer comme étranger à la philosophie bantu, le double principe de bien et de mal, comme force universelle ou encore ce que l'on nomme "essence commune", "communauté d'espèces" ou "communauté de substance", lorsqu'on veut prendre ces notions dans leur sens philosophique propre.

Dans les êtres visibles les Bantu distinguent ce qui peut être perçu par les sens et "l'être lui-même". Par "l'être même" ils désignent la nature intime, l'essence même de l'être, c'est-à-dire de cette force déterminée. Ils expriment cela en langage imagé lorsqu'ils disent: chaque être contient encore un être; dans l'homme il y a encore <invisiblement> un petit homme. Mais on se tromperait en voulant faire passer cette image pour la représentation stricte, exacte et complète de la conception bantu. Ils ne font différence dans leur langage imagé qu'entre [l'accessoire, visible de l'être ou de la force et la nature extérieurement intrinsèque, invisible de la force et être] <l'accidentel, le visible extérieurement de l'être et la force ou la nature intrinsèque, invisible de cet être>.

Nous distinguerons par exemple dans l'homme son âme et son corps, et après que l'homme aura été ainsi partagé en deux parties, n'exprimerons bientôt plus où est resté l'homme même [35].

Si nous devions avec notre mentalité européenne, chercher chez les Bantu les termes exacts pour ces morceaux de l'homme, par exemple "l'âme de l'homme" nous allons avoir la plus grande difficulté. Les Bantu ne parlent et ne pensent en effet pas ainsi, si ce n'est sous l'influence des Blancs.

Ils distinguent dans l'homme: son corps, son ombre, son souffle, qui est aussi naturellement <la manifestation,> un signe <extérieur> de vie mais tout cela est [mortel,] passager et ne rend pas ce que nous entendons par âme, notamment [pas] ce qui subsiste après la mort, même lorsque le corps a disparu et que l'ombre et le souffle n'existent plus.

Ce qui subsiste après la mort, les Bantu ne le désignent pas par un terme distinct, cela j'entends toujours les anciens le nommer l'homme même, lui-même, aye mwine, cela c'était ce petit homme, [homunculus,] qui était caché sous les apparences extérieures, cela c'est le muntu qui a quitté les vivants.

Ainsi "muntu" [doit aussi] <ne peut>, croyons-nous, [ne pas] être traduit par notre terme "homme". Le muntu a naturellement un corps visible, mais cela ce n'est pas le muntu même. Le "muntu" me disait un Noir, signifie ce que vous nommez en français "la personne", non "l'homme". Muntu serait alors plutôt cette force concrète possédant raison et intelligence. Et en ce sens ce Noir était logique que j'entendais dire: Dieu est la grande personne, Vidye i muntu mukatampe; il est le grand muntu, un être grand, puissant, raisonnable, ou une force grande.

Les bintu sont alors bien des "choses" mais mieux exprimées selon la philosophie bantu: "des êtres [ou forces] non raisonnables", [non doués de raison] <ou des forces non vivantes>.


B. Chaque force peut devenir plus forte ou plus faible. Chaque être peut devenir plus fort ou plus faible.
Nous disons par exemple de l'homme qu'il peut grandir et se développer, qu'il peut acquérir des connaissances, exercer son intelligence ou sa volonté et ainsi augmenter sa capacité. Mais par tous ces développements et acquisitions il ne sera pas devenu plus homme qu'auparavant, sa nature humaine est restée dans tout cela immuable. On possède la nature humaine ou on ne la possède pas, elle ne peut pas augmenter ni diminuer, le développement a lieu seulement dans les accessoires, dans les facultés.

L'ontologie ou science des forces des Bantu se trouve en opposition exacte avec pareille notion. Quand les Bantu disent: je suis devenu plus fort, ils disent tout autre chose que nous lorsque nous disons que nos forces s'accroissent.

L'être, selon les Bantu, est force, la force n'est pas à distinguer de l'être. Et quand le Noir dit que la force s'accroît, ou qu'un être s'est fortifié, cela devrait être exprimé dans notre langue <et mentalité> par les mots: "cet être s'est accru en lui-même, sa nature même s'est renforcée, augmentée". Ce que la théologie catholique enseigne de la réalité surnaturelle de la grâce: qu'elle peut croître et se fortifier en elle-même, les Bantu admettent quelque chose comme cela dans l'ordre naturel des choses, de chaque être, de chaque force.

C'est alors en ce sens que doivent être compris tous ces termes que nous avons cités, où nous disions que l'attitude de vie des Bantu est concentrée autour de l'idée de force vitale: être fort, fortifier sa vie, vous êtes fort, [vous êtes avec force,] allez en force, ou encore: votre force de vie est diminuée, atteinte, kufwa.

C'est en ce sens qu'il faut comprendre ce que Frazer a dit dans Le Rameau d'Or: "L'âme, comme le corps, peut être grasse ou maigre, grande ou petite" et "la diminution de l'ombre est considérée comme l'indice d'un affaiblissement analogue dans l'énergie vitale de son propriétaire" [36].

C'est aussi ce que M. Possoz veut dire là où dans ses Eléments de Droit coutumier nègre, il écrit: "L'existence est pour le Nègre chose d'intensité variable" et où il parle de "diminution" ou "renforcement de l'être" [37].

Ici, il nous faut nécessairement dire quelques mots de l'"être" [38], de l'existence des êtres et des forces. L'origine, l'existence, la subsistance, l'annihilation d'êtres ou de forces est attribuée par les Bantu uniquement et exclusivement à Dieu. Le terme "créer", le terme exact, vrai, pour faire exister [ce qui n'est pas encore], là où il n'y a rien, est connu dans les dialectes bantu: kupanda [en kiluba, anga en lomongo]. Ainsi les Bantu attribueront la conception [du foetus] directement à Dieu [quant à son être même, quant à "lui-même"]. Et quand on pense qu'un être peut, selon les Bantu, détruire complètement un autre être, de manière [qu'il n'en existe plus rien,] qu'il n'existe plus, alors on ne fait que mal présenter leur idée. Une force peut être plus forte qu'une autre et la paralyser, la diminuer et finalement la rendre totalement incapable d'agir, mais la force elle-même subsiste. L'existence vient de Dieu. Une force créée ne peut enlever son existence à une autre force.


C. La force peut influencer la force, c'est-à-dire un être peut agir sur un autre.
Nous parlons d'interactions mécaniques, chimiques, psychiques entre les êtres. Nous connaissons encore une autre causalité ou efficience, la causalité sur l'existence même d'un être, donc sur l'être comme tel: cette causalité-là existe entre Créateur et créé. Cette causalité, cette relation entre donneur d'existence et être créé reste constante entre eux deux; l'être porte en soi dans sa nature même, cette constante dépendance, dans son existence et dans sa subsistance.

Nous ne connaissons pas pareille dépendance entre les êtres créés entr'eux. Nous nommons substances les êtres créés, c'est-à-dire dans le sens philosophique: les êtres existent sinon par eux-mêmes, du moins en eux-mêmes, in se, non in alio. Un enfant, une fois né, est un être nouveau, un être humain complet. Il a son entière nature humaine et son existence humaine, indépendante de celle de son père. Dans cette nature humaine de l'enfant, ne subsiste plus une relation constante de dépendance envers les êtres qui sont ses parents.

Cette conception d'êtres se trouvant côte à côte, totalement indépendants l'un de l'autre, de substances - dans le sens philosophique strict - est également étrangère à la philosophie bantu.

Dans la conception des Bantu, les êtres créés se trouvent plus ou moins comme Créateur et créature dans un rapport intime ontologique. Suivant eux, d'être à être, de force à force, il peut sortir des influences, des interactions ontologiques, qui ne sont ni mécaniques, ni chimiques, ni psychiques. Dans les forces créées, les Bantu admettent une causalité d'une force sur la nature intrinsèque, sur l'essence d'une autre force ou d'un autre être. Une force peut augmenter ou diminuer une autre. Cette causalité dans les êtres n'est pas une causalité surnaturelle qui surpasserait les forces de l'être créé. C'est une causalité qui suit la nature même des êtres, et ces influences, ces effets de vie sont des effets très naturels. Leur connaissance et celle des principes de ces actions et une connaissance naturelle, sont de la philosophie, sont de l'ontologie, et dans leurs applications inférieures, rien d'autre que la connaissance de la nature selon les Bantu.

On a appelé magie ces influences ontologiques. Si l'on doit conserver ce terme bien connu de magie, il faut commencer par le comprendre en ce sens de la philosophie bantu, du point de vue bantu. Dans ce que les Européens appellent la magie des primitifs, il n'y a pas question, selon les primitifs eux-mêmes, de forces surnaturelles, indéterminables, mais bien de la nature telle que Dieu l'a faite et mise à la disposition des hommes.

Les auteurs, dans leurs considérations sur la magie, parlent de "magie de similitude, de sympathie, de magie par contact, magie du désir exprimé"...

Mais la similitude, le contact, le désir exprimé appartiennent non pas à l'essence de ce qu'on nomme magie, notamment aux actions ontologiques de créature à créature; le fait seul que ces appellations veulent désigner des "sortes" de magie, prouve qu'ils ne rendent pas la nature profonde de la magie mais uniquement ses accessoires.

Un enfant par exemple, quoiqu'il ait crû jusqu'à devenir un homme adulte, restera toujours - selon les Bantu - un homme, une force, une dépendance intime, une soumission ontologique sous cette force que sont ses père et mère. La force aînée restera toujours plus forte qu'une force puînée, et continue toujours à lui être causale.

Ainsi, selon la philosophie bantu, tous les êtres - forces - de la nature, ne sont pas une foule de forces indépendantes mises côte à côte, mais tous les êtres sont, d'être à être, - suivant une ordonnance et des lois que nous allons décrire plus loin - en relations [ontologiques] entre eux. Rien ne se meut dans cet univers de forces sans que le reste ne bouge ou ne puisse être mu. L'univers des forces est comme une toile d'araignée, dont on ne fait pas vibrer un menu fil sans que toute la toile ne vibre aussi.

On pense et on soutient aussi que les êtres, que les forces n'acquièrent de force pour agir l'un sur l'autre, que par l'intermédiaire d'esprits ou de morts. Pareille allégation vient de nous autres Européens, non des Noirs. Quoique les morts interviennent <par exemple> pour faire connaître à un vivant, certaines forces, selon genre et nature de celles-ci, par là ils ne changent pas le genre et cette nature des forces naturelles. Et les Noirs disent même expressément que les êtres ont force en eux-mêmes, qu'ils sont des forces, créées comme telles par Dieu, de façon que l'intervention d'esprits ou de morts <pour l'existence des forces> reste sans objet, et n'est qu'invention des Blancs.


D. Les forces sont rangées suivant leur rang de vie et de primogéniture.
Comme il existe des castes en l'Inde, comme chez les Juifs existait le pur et l'impur, ainsi pour les Bantu les êtres sont divisés en groupes ou genres suivant leur force vitale ou leur rang de vie.

Au-dessus de toutes les autres forces il y a Dieu, l'Esprit et Créateur, le mwine [bukogo] <bukomo> bwandi, Celui qui a la force par lui-même. Il porte les autres forces à l'existence, les maintient en subsistance, et les renforce. Par rapport aux autres forces, il est aussi considéré comme le "fortifiçateur des forces et des vies".

Sous lui viennent les premiers-nés d'entre les hommes; les fondateurs des divers clans. Ces fondateurs, les premiers à qui Dieu communiqua sa force vitale, avec le pouvoir d'avoir une influence vitale sur toute leur descendance, se trouvent comme chaînon supérieur entre Dieu et l'humanité, si haut dans la conception nègre qu'ils ne sont plus considérés comme de simples trépassés. Ils ne sont même plus nommés simplement morts mais par exemple chez les Baluba, des bavidye, comme des êtres spiritualisés, des êtres de plus haut rang de vie, les ayants-droit directs, dans une certaine mesure s'entend, de la force de Dieu.

Selon le degré de primogéniture, les ancêtres du clan sont suivis de tous les autres défunts du clan; ils forment la lignée de vie suivant laquelle les <forces> premiers-nés exercent de l'influence sur la génération existante.

Sous eux viennent les hommes vivants ici sur terre. Et ces hommes vivants sont à nouveau hiérarchisés, non seulement selon le droit, mais dans leur être même, selon la primogéniture et l'ordre de la vie, c'est-à-dire la force vitale.

Mais un homme vivant ne pend pas dans le vide, il habite sur son sol, comme la force vitale et royale qui règne sur ce sol avec tout ce qui y vit, homme, animal et plante.

Le premier-né, dans un groupe humain ou clan, se trouve là, selon les Bantu par règlement divin, comme un chaînon du renforcement de la vie entre les ancêtres et la progéniture. Il est celui qui fortifie la vie de son peuple et de tout ce qui lui est inférieur, c'est-à-dire les forces animales, végétales ou organiques qui vivent sur son sol, y existent, y croissent au service de son peuple. Le vrai chef, suivant la conception originelle et suivant l'organisation des peuples claniques, est, suivant eux, le père, le maître, le roi, la source de vie forte; il est comme Dieu lui-même.

Par là on comprend alors ce que les Noirs voulaient dire, là où l'administration voulait nommer un nouveau chef, qui, selon le rang de vie, [sa force vitale,] ne pouvait aucunement former ce chaînon entre l'ascendance et les vivants. Ils disaient: "Mais il est impossible que ce candidat de l'administration soit chef. Cela ne peut être, tout simplement. Car ainsi plus rien ne pourra pousser ni croître sur notre sol, les femmes ne pourront plus engendrer et tout ce qui vit, sur ce sol, deviendra stérile". Pareilles réflexions et pareil désespoir prenant et profond chez les Bantu, reste pour nous une énigme incompréhensible, aussi longtemps que nous n'avons pas pénétré leur conception de vie, leur philosophie de l'univers. Mais avec la théorie des forces cela devient clair comme le soleil, simple et logique.

Sous la classe des forces des hommes vivants viennent alors les autres forces: les animaux, les plantes et les minéraux. Mais aussi parmi ces trois classes de forces, il existe un rang d'ordre selon la force vitale, l'ordre de vie ou la primogéniture.

Ainsi il peut y avoir une analogie entre un groupe humain pour son rang précis dans les clans ou les groupements de vie [ontologique] et un groupe d'animaux, qui par exemple occupent un rang égal de vie parmi la classification des forces animales. Il peut y avoir une analogie de primogéniture, chacun dans sa classe propre ou une analogie d'assujettissement. Un groupement humain et une sorte d'animaux peuvent se trouver, chacun dans sa classe d'êtres, soit sur un même [rang], soit sur un [rang] <degré> différent de force vitale ou de <rang de> vie.

Le respect des rangs de vie, se tenir à son rang, ne pas vouloir se porter plus haut qu'on ne l'est, et ne pas considérer comme égales des forces de vie supérieures ou ne pas s'adresser à elles de cette façon, voilà le fond <du> tabou et du totémisme, si souvent étudiés et pourtant pas encore compris.

E. Le centre de la création est l'homme et l'homme vivant ici sur terre est le centre de l'humanité entière y compris le monde des défunts.
Les Juifs ne possédaient pas une idée claire de la vie future et de la récompense par Dieu du bien et du mal [faits sur terre] <après cette vie terrestre>.

Jusqu'à peu avant la venue du Christ ils n'ont pas eu une claire notion d'une vie future bienheureuse. Le "Shéol" était plutôt un lieu de désolation et les conditions de vie y étaient plutôt peu consolantes et certainement pas enviables pour des hommes qui avaient le bonheur de vivre encore sur terre.

Les défunts vivent, aussi selon les <dires superficiels> bantu, dans une situation de vie diminuée, comme diminués en force de vie. <Pourtant, parlant strictement au sens philosophique, suivant la réalité profonde, les Bantu acceptent que les défunts premiers-nés conservent leur force de vie supérieure et paternelle et> ce qu'ils pourraient avoir gagné en connaissance plus profonde des forces de la nature et de la vie [et par leur rang plus élevé de primogéniture]. <Leur diminution de force est donc moins ontologique qu'on ne pourrait croire à première vue, mais> ils ne le possèdent que pour le raffermissement de la vie de ceux qui sont encore sur terre. Un mort qui ne peut plus venir en rapport avec les vivants, qui ne peut plus faire agir sa force de vie sur les vivants, est complètement mort, disent les Noirs. Ou mieux, cette force vitale humaine, déjà diminuée par sa mort, est descendue jusqu'à la limite de sa diminution possible à tel point qu'elle ne peut plus exercer aucune force de vie sur les vivants et devenue totalement sans action. Et cela est considéré comme la plus grande perte pour le mort lui-même; les morts eux-mêmes cherchent des rapports avec les vivants et à [exercer] <perpétuer> leur action vitale sur cette terre.

Aussi les forces inférieures - animaux, plantes, minéraux - n'existent, selon le plan de Dieu, que pour fortifier la puissance de vie des hommes vivants.

Les forces vitales supérieures et inférieures sont donc considérées par les Bantu par rapport avec les forces des hommes vivants. Et c'est pour cela que je préfère nommer les influences d'être à être des "causalités de vie" <plutôt> que des "causalités d'êtres"; car les êtres les plus inférieurs, eux aussi, les inanimés, les minéraux, sont des forces qui par leur nature sont à la disposition et en relation avec les forces que sont les hommes, les forces humaines vivantes, ou comme nous dirions avec la force vitale des hommes.

Le Blanc, un nouvel être, qui paraît tout à coup dans le monde des Bantu, a été - comment eut-il pu en être autrement - considéré du point de vue de l'antique philosophie et ontologie bantu. Le Blanc a été inséré à sa place exacte dans [la force de l'univers] <l'univers des forces> tel que les Bantu se le représentaient.

Il ne leur a pas fallu beaucoup de temps pour remarquer la puissance technique du Blanc. Le Blanc leur parut être totalement maître des forces naturelles puissantes. Le Blanc devait donc bien être un premier-né, un plus puissant dans l'humanité, plus fort en force vitale que n'importe quel homme noir. La force de vie du Blanc est même tellement grande que contre lui tous les manga ou forces de la nature agissant dans l'homme même, que les Noirs pouvaient trouver sur leur propre sol, ne pouvaient rien.


F. Les lois générales de l'action vitale.
De ce qui a été dit ci-dessus sur l'ordre des êtres ou forces, selon leur être intime, sur les classes selon leur rang vital, sur les degrés de force de vie et la primordialité de la primogéniture [ou origine], on a déjà pu déduire que l'univers des forces, selon les peuples claniques, est fort bien et fort précisément ordonné, qu'il existe comme une hiérarchie ontologique entre les forces.

De là suit alors que l'action des forces, que les influences vitales elles-mêmes ont lieu suivant des lois constantes. L'univers est dans la conception des Bantu non pas un ensemble, sans ordre, de forces entrecroisées et s'entrechoquant. On ne peut pas dire que cette philosophie des forces constitue une invention incohérente de l'imagination des sauvages; et il ne faut pas prétendre qu'une force déterminée agit tantôt en bien, tantôt en mal, sans qu'on puisse <le prévoir, ou> en découvrir la raison. Certaines influences peuvent en effet ne pas avoir été prévues mais leur "pourquoi" peut cependant être trouvé. Quand un moteur ne veut pas tourner, cela peut être un fait complètement imprévu mais pour cela il ne faut pas conclure que les lois de la mécanique ne sont ni fondées ni stables. Le trouble même ne pourra, à l'examen, être expliqué que par une loi de mécanique également constante.

De même dans la mécanique des [forces ontologiques] <influences de vie>. Il y a des actions qui sont possibles ou nécessaires; d'autres sont métaphysiquement impossibles entre tels êtres déterminés. La possibilité des actions de vie ou d'être peut être formulée dans quelques lois <métaphysiques> générales, constantes, immuables [de la métaphysique clanique].

Ces lois paraissent pouvoir être formulées comme suit

1. - L'homme (vivant ou trépassé) peut directement renforcer un autre homme ou le diminuer dans son être.
   u Pareille action est possible, et a nécessairement lieu, de premier-né ou de force vitale plus puissante sur
  u  puîné ou force vitale humaine moins forte.
   u Lorsque cette puissance de vie reste sans action, c'est parce que l'influencé est plus fort en lui-même que
  u  l'agent ou qu'il reçoit d'une force vitale extérieure, Dieu compris [une plus grande force de vie].

2. - La force vitale humaine peut directement agir sur l'être de forces inférieures (animales, végétales ou minérales).

3. - Un être raisonnable (esprit, défunt ou homme vivant) peut agir indirectement sur un autre être raisonnable
  u  par action vitale sur une force inférieure (animale, végétale ou minérale) et en faisant agir cette force-là sur un être   u  doué de raison.

Cette action-là agira tout aussi nécessairement, à moins que l'autre être raisonnable ne soit plus fort, soit fortifié par un être raisonnable plus fort, ou se protège lui-même par des forces de vie inférieure qui surpassent celles de l'adversaire [par action indirecte].


Note

Il y a des auteurs qui affirment que des êtres inanimés, pierres, roches, ou arbres, plantes, sont désignés par les Bantu comme bwanga, comme exerçant une action directe sur la vie de tout qui en approche. Si cela devait exister, alors se poserait la question: "ces forces inférieures, peuvent-elles agir par elles-mêmes sur des forces supérieures (humaines)?" Il y a des auteurs qui prétendent que si. Je n'ai pas encore pu observer ce fait chez des Bantu. Mais, a priori, de leur philosophie, fondée sur leurs usages et leurs dires, je tire que pareille possibilité est contraire à leur théorie générale des forces. Selon la métaphysique des Bantu, une force inférieure ne peut pas agir sur une supérieure. Du reste, les exemples qui sont donnés par certains auteurs de pareilles actions d'inférieur à supérieur, sont des cas dont ils doivent eux-mêmes déclarer que ces êtres inférieurs se trouvent sous l'action de morts, par exemple.

De même certains phénomènes naturels ou certaines merveilles de la nature, des rochers, des chutes d'eau, des arbres déterminés, sont considérés comme des manifestations de la puissance de Dieu ou comme le signe, la manifestation ou la résidence d'un génie particulier.

Je pense donc que c'est en ce sens que doit être expliqué le cas de forces inférieures (animaux, plantes ou êtres minéraux) qui agissent vitalement sur des forces supérieures (humaines). Ces êtres inférieurs ne possèdent pas cette force en eux-mêmes, mais peuvent user de la force supérieure d'un être plus fort (Dieu, esprit, défunt) et cette explication cadrerait alors parfaitement avec les lois métaphysiques des actions vitales. Cette explication ne serait donc qu'une application de la troisième loi ci-dessus donnée.

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CHAPITRE III : LA SAGESSE ET LA SCIENCE DE LA CONNAISSANCE CHEZ LES BANTU

1. Qu'est la sagesse chez les Bantu?

La sagesse est la vue plus profonde dans la nature des êtres, des forces; [vraie sagesse dans la connaissance des êtres;] la vraie sagesse bantu est une science ontologique.

Le sage par excellence est donc Dieu, qui connaît tous les êtres, c'est-à-dire qu'il les connaît suivant la nature et les caractères de leur énergie.

Lui, la force même, celui qui possède toute énergie par lui-même, et qui a fait toutes les autres puissances, qui est plus fort que toutes, il les connaît toutes, sait comment elles s'ordonnent, dépendent l'une de l'autre, et comment elles peuvent agir et en réalité agissent l'une sur l'autre. Il connaît donc la raison de tout ce qui arrive. Vidye uyukile <(Dieu sait)> [La connaissance de Dieu], est le dernier mot des Baluba devant tout problème insoluble, devant tout malheur inévitable, partout où la sagesse humaine reste à court.

Dans un procès, lorsque toute instruction humaine contraint de déclarer un homme coupable, celui-ci peut, lorsqu'il est sûr de son innocence, dire: Vidya uyukile, Dieu le sait, Dieu connaît tout ce qui arrive, et connaît l'homme dans son être intime. Lorsque les manga, moyens magiques de renforcement de l'être, ne suffisent pas, l'homme des manga dira: Vidye wakoma, Dieu est fort, c'est-à-dire plus fort que mes manga; mais ceux qui, parmi les païens, ne croient pas à des influences de vie, à ce que les Européens appellent magie, en resteront là, devant un malheur dont ils ne connaissent pas la cause, avec un: Vidye uyukile, Dieu le sait et le permet. Car il ne se passe rien sans la permission du plus fort. Dire qu'il le sait, veut dire: il sait ce qui arrive, mais signifie encore bien plus: "Il a ses motifs pour cela".

Dieu connaît, et il a donné aussi à l'homme la "puissance" de connaître. Chaque être est une force, et chacune de ses facultés est une force: la force de connaître et la force de vouloir [en sont deux]. Les hommes peuvent donc savoir. Mais avant tout, ce sont les fondateurs du clan <qui savent>, les bavidye, et sous eux, les premiers-nés, trépassés ou vivants.

Et pour les hommes aussi, la vraie sagesse c'est la métaphysique, la pénétration par l'esprit dans le monde des puissances, dans ses lois générales, dans sa hiérarchie, dans sa cohésion et dans les relations mutuelles de force à force.

D'abord, dis-je, les premier-nés, car en effet, comme la force vitale humaine, ou l'être humain, n'existe pas par lui-même, mais dépend essentiellement et continue à dépendre d'aînés, ainsi également le pouvoir de connaître est aussi bien que l'être lui-même, dépendant de la sagesse des aînés.

Lorsqu'on veut interroger les Noirs dans leur village sur [leur histoire,] leur terre, un événement, un procès ou quelque usage, combien de fois n'arrive-t-il pas alors que les jeunes nous répondent: Nous, jeunes, nous ne savons pas, ce sont les vieux qui savent. Et même au cas où il s'agit de choses que, selon nous, ils savent très bien. Selon leur opinion, eux, les jeunes, ne savent pas, car ils ne savent pas d'eux-mêmes ou par eux-mêmes. Ontologiquement et juridiquement, l'ancien est au-dessus d'eux, et c'est lui qui, plus haut et plus profondément, et en dernière instance, sait, possède la sagesse au-dessus des autres hommes.

C'est ainsi que les vieux disent tous: les jeunes ne peuvent pas connaître sans les vieux. N'y aurait-il pas d'anciens disent les Noirs, les jeunes fussent-ils laissés à eux-mêmes, le village irait à rien, les jeunes ne sauraient plus comment vivre, par eux-mêmes ils ne pourraient pas connaître les usages, les lois ni acquérir la sagesse ontologique, ils divagueraient et se perdraient.

L'étude personnelle ni les recherches propres ne peuvent fournir la sagesse. On peut bien apprendre à écrire, lire, calculer, rouler en auto ou à exercer un métier, mais tout cela n'a rien à voir avec la sagesse, cela ne donne pas de pénétration [métaphysique] <ontologique> dans la nature des êtres. Ce ne sont là que des habilités, d'enfantins savoir-faire, qui sont loin en dessous de la sagesse.

Voilà comment les Bantu parlent de sagesse. Et voici comment nous, Européens, devons, selon moi, parler de cette sagesse bantu, comment nous devons systématiser leur science de la connaissance.


2. La science des êtres est universelle, pour le Bantu

Il est certain que la philosophie des forces-êtres est une philosophie de vie. Elle peut avoir été inventée pour la défense d'une certaine conduite de la vie, ou ce peut avoir été une vue plus pénétrante de la nature qui a causé cette conduite de la vie, elle est en tous cas en relations étroites avec toute la vie des Bantu. Elle donne les raisons humaines intellectuelles, de toutes les coutumes bantu, elle donne les directives générales pour toute vie privée du muntu, qui veut se conserver ou se fortifier.

Ceci ne veut pas dire que tout muntu nous déclarera les dix principales vérités de sa philosophie de vie, mais il est pourtant sûr qu'un muntu qui ne règle pas sa vie sur les lignes générales de cette séculaire philosophie des Bantu est lui-même moqué comme kidima, comme homme qui ne possède pas l'esprit à suffisance, pour passer comme homme complet et normal, mais passe pour un minus habens. Un muntu normal connaît sa philosophie, connaît les êtres comme étant des forces, sait parler de croissance de l'être et d'influence de l'être, connaît les lois générales d'influence de l'être, telles qu'elles ont été indiquées ci-dessus dans le chapitre qui traite de la métaphysique des Bantu. L'ontologie, en tant qu'elle reste générale, et donc vraie philosophie, constitue un bien commun à tous les membres de la communauté bantu. Cette sagesse universelle est admise par tous, n'est plus pour ainsi dire mise en doute actuellement; ses principes généraux sont pour eux des vérités inattaquables.

Dans notre société moderne, européenne, nous sommes arrivés si loin que, même après que les fondements naturels de l'esprit humain ont été sapés, l'on se demande: "Qu'est-ce que la vérité?", comme si l'on s'étonnait d'entendre parler de quelque chose de si inouï. On se trouve, chez nous, devant ce fait extraordinaire que des particuliers doivent entrer en lice pour démontrer aux Blancs que la philosophie chrétienne et sa base, la loi naturelle et la philosophie [de la nature] <naturelle>, forment la base de toute notre civilisation occidentale, et que la chute <sera la suite de l'extermination> de cette loi naturelle - et de sa connaissance - doit entraîner la chute de cette civilisation, dont on fait si grand état, et pour laquelle on soutient vouloir guerroyer.

Chez les Bantu la situation actuelle est inverse. Chez nous existe une philosophie complète, comme une solution suffisante et embrassant tout, le tout des problèmes de la vie: la seule philosophie chrétienne, et derrière elle, encore des éléments ou des résidus de philosophies magiques périmées. Chez les Bantu actuels, il existe comme dominant tout, et actuellement admise généralement par tous, la <philosophie> magique, et, à côté d'elle, encore quelques éléments d'une philosophie exacte, <plus ancienne et plus> saine, qui n'admet pas d'influences de l'être.


3. La philosophie bantu est fondée sur l'évidence externe et interne.

Lorsque les Bantu admettent leurs conceptions actuelles sur les êtres, généralement, comme indubitables, il en est ainsi, disent-ils, parce que leur sagesse leur a été engendrée par leurs fondateurs et leurs premiers nés, en même temps que leur force de vie, et leur est encore actuellement apprise par le moyen de la divination. Mais à cela s'ajoutent alors des arguments, produits par eux-mêmes.

Leurs ancêtres provenaient de Dieu même; ils savaient donc bien mieux que leurs descendants. Leurs ancêtres ont vécu avec cette philosophie et ont vécu de l'usage de ces forces naturelles, ont conservé leur vie, l'ont transmise à leur postérité. Ils ont sauvé la communauté bantu de la destruction, leur sagesse de vie paraît par là bien juste, pleine de valeur, et bonne [à vivre]. Et puis il y a le fait même que leur philosophie de la vie est si bien adaptée à leur vie à eux, ne laisse pour ainsi dire aucun problème sans réponse, fournit des remèdes pour chaque difficulté, et c'est pour les Bantu une preuve que cette philosophie est basée dans le réel.

Comme Mgr Le Roy dit dans La Religion des Primitifs [39]: Le Noir se voit constamment en lutte avec les forces de la nature qui l'entoure<nt>, et sort de cette lutte, tantôt en vainqueur, mais tantôt en vaincu. Il constate chaque jour les forces cachées des plantes et des épices. Ce sont là pour les primitifs des éléments de l'évidence interne de leur philosophie des forces, pour leur concept d'êtres comme forces.

Le fait qu'une force de la nature l'une fois agit, l'autre fois n'agit point, qu'un remède a tantôt de l'effet et tantôt reste sans, est pour eux raison suffisante pour conclure qu'un être, une force, peuvent devenir plus forts ou plus faibles, que la force d'un être peut devenir sans action, que le bwanga peut "partir", peut se "refroidir", peut être "foulé aux pieds" comme ils le disent.

Nous voyons ainsi que la science de la connaissance, chez les Bantu, tient compte de l'évidence extrinsèque, de l'autorité et de la plus grande force de vie des ancêtres, mais aussi de l'évidence intrinsèque, de l'examen - de leur point de vue - de la nature même et de ses phénomènes de vie.

On peut peut-être dire qu'il y a quelque part une faute dans leur raisonnement, mais leurs conceptions sont fondées en raison, leurs concepts, leur sagesse de vie sont de la science rationnelle.


4. Pour les Bantu aussi il y a une différence entre la philosophie et les sciences de la nature ou physique.

Les concepts transcendantaux, universaux, sur les êtres, leur nature générale, leurs forces, actions et relations ou influences réciproques, tout cela c'est de la philosophie bantu. Et cet ensemble est dans le rayon de l'intelligence commune de chaque muntu normal.

Et si maintenant on voulait ridiculiser cette philosophie et la ramener à une fantaisie enfantine, en disant que ces conceptions ne sont pas basées sur une connaissance expérimentale, il faut bien se garder de faire une objection qui serait peut-être bien plus stupide que cette soi-disant conception ridicule du monde des primitifs.

Notre philosophie est-elle basée sur des expériences, des analyses chimiques, de la mécanique ou de l'anatomie? La science de la nature ne pourrait renverser une philosophie; une science naturelle ne constitue pas une philosophie. Nos ancêtres ont formé un système philosophique qui est loin d'avoir été renversé par nos sciences positives les plus raffinées. Et ces ancêtres ont tiré leurs vues intellectuelles sur l'être des choses, d'une science expérimentale très pauvre, très déficitaire, et souvent erronée.

L'instrument de travail de la science positive est l'expérimentation sensible, celui de la philosophie est une considération universelle de la raison. On n'expérimente pas l'âme; on peut faire des expériences qui peuvent amener l'intelligence à conclure à l'existence de l'âme. Ce n'est pas le bistouri mais l'esprit qui découvre l'âme. La réalité spirituelle et transcendantale atteint l'esprit et seulement l'esprit, par raisonnements sur l'expérience [ou encore, sur l'évidence extrinsèque d'un argument d'autorité]. Naturellement, il est supposé que l'on ait accepté la valeur objective de la connaissance intellectuelle. Heureusement, les primitifs, ni les demi-évolués ne sont pas encore assez "civilisés" pour douter de la valeur de la connaissance intellectuelle et du raisonnement intellectuel, [quoiqu'il faille dire justifiée la recherche des bases sur lesquelles se fonde pareille connaissance].

Les concepts et principes généraux sur les êtres, chez les Bantu, sont - à leur point de vue - fondés sur l'argument d'autorité mais aussi sur leur propre vue de la composition de l'univers, et c'est pour cela que cette philosophie, selon nous, sera trouvée identique chez tous les peuples non-civilisés existants, et que l'on ne peut pas extirper cette philosophie, sans plus, même chez les "évolués" et les convertis.

Mais c'est autre chose d'avoir une conception générale des êtres, et autre chose de connaître chaque être en particulier, suivant sa propre nature intime. Ce n'est plus de la philosophie que de dire d'un être déterminé que telle et telle est l'essence spécifique de cet être déterminé, que telle ou telle est son énergie, que telle ou telle est sa faculté ou sa qualité propre, qu'ainsi ou ainsi cet être déterminé, cette force-là peut agir dans tel ou tel cas. Nous serions alors plutôt dans la science naturelle. Notre science naturelle connaît-elle déjà la nature et le caractère de chaque force naturelle déjà découverte?

Chez les Bantu non plus, la connaissance des êtres concrets n'est pas complète, il y existe des différences d'opinion, et de l'ignorance. Cette connaissance n'est pas bien commun de la communauté bantu, eux-mêmes reconnaissent qu'il existe encore tant de mystères.

Qui peut connaître tous les êtres, disent les Noirs. Dieu seul, qui a donné un nom à chaque chose parce qu'il connaît le tout. C'est pour cela que les applications pratiques de la philosophie bantu aux circonstances concrètes de la vie, aux pratiques des manga, peuvent différer de contrée à contrée. C'est pour cela qu'on peut trouver dans les divers pays des usages qui paraissent s'opposer mais qui pourtant ne sont que des applications variées des mêmes principes généraux de la philosophie bantu.

Il y a cependant des êtres connus selon leur nature particulière. Comme il a été dit plus haut, les Bantu distinguent dans les êtres visibles, sa manifestation extérieure, et l'être lui-même, la force invisible et sa nature invisible. Mais la force invisible, ou nature invisible, peut surtout se concentrer, ou se manifester davantage et s'extérioriser dans une partie bien déterminée de l'extérieur sensible.

La force de vie peut se trouver concentrée, être liée et se manifester dans ce que nous pourrions nommer un noeud vital, un centre de vie. Ce centre de vie, ce noeud vital, ce signe de la force de vie, les Baluba l'appellent: kijimba.

Un animal sera atteint dix fois de flèches mais ne mourra pas, et un autre tombera dès la première flèche. Cette flèche avait atteint le centre vital ou un centre vital.

Qu'est-ce qui rend un croco si dangereux? Où se trouve concentrée sa force de vie qui tue? N'est-ce pas dans son oeil qui voit tout, épie tout? Quel est le symbole, l'instrument animé de la force de vie destructrice de maître le lion? N'est-ce pas sa dent canine terrible? N'est-ce pas naturel dès lors, du point de vue du Noir, lorsqu'il veut s'approprier la force de vie d'un être inférieur, ou l'employer, qu'il tâchera de conquérir et de matérialiser ce centre d'application de la vie, ce lien entre l'être et lui, en se munissant d'un tel kijimba? C'est le kijimba qui forme la partie constitutive principale, l'élément dynamique de chaque bwanga.

Et la connaissance de certaines forces de vie, et de certains bijimba, est assez uniformément répandue parmi tous les Bantu. Ce sont les bijimba de certains êtres puissants, qui sont destinés à aider dans certaines activités universellement répandues, comme la chasse et la pêche. Car dans ces activités, il s'agit précisément de vraie influence de vie, de lutte pour la vie, entre chasseur et gibier vivant. Il y va donc de se trouver dans cette lutte aussi fort que possible et de soumettre à son usage toute force de vie possible destructrice de gibier, y compris celle d'êtres inférieurs.

Il existe maintenant quelques lois générales pour la connaissance et la découverte de la force de vie et de l'influence de vie de certains êtres. Ce sont ces principes qui sont pris par certains auteurs pour des principes causaux, actifs de la magie. Ce ne sont pourtant pas les principes actifs de la magie et ce n'est pas là l'emploi des forces naturelles. Ces principes ne sont autres que les principes de la connaissance de ces forces de la nature.

C'est ainsi que l'on dit parfois "similia similibus curantur" et l'on y ajoute en ethnologie qu'une force semblable agit précisément par cette similarité ou ressemblance. Je crois avoir assez montré par ailleurs que la similitude n'est pas le fond de l'influence de vie. Mais la ressemblance par exemple entre la force destructrice de gibier du lion, ou du croco, et la volonté de tuer du chasseur, fait conclure aux Bantu que ces forces sont de nature à pouvoir servir pour le métier de chasseur ou de pêcheur, ou plutôt pour le combat des chasseurs et pêcheurs.

Ainsi possède-t-on encore un autre principe qui peut faire connaître la force de certains êtres. L'être vivant a de la force de vie et de l'influence de vie sur tout ce qui lui est soumis ou lui appartient. Et toute infortune dans ce qui appartient à un homme est considérée par les Bantu, comme il a été dit plus haut, comme une diminution personnelle. "Toute propriété est riche en influences mystérieuses" dit Burton dans L'âme luba [40]. Le fait que quelque chose appartient à quelqu'un, était en rapport avec lui, est donc pour les Bantu un moyen de connaître que cette chose participe à l'influence de vie du propriétaire. Et de là ce qu'on nomme, mais erronément, "la magie de contact", ou "la magie sympathique". Ce n'est pas le contact qui fait agir, mais seulement la force vitale du propriétaire, que l'on sait adhérer à l'être de l'objet possédé ou employé.

Un troisième principe de connaissance de la force vitale et de l'influence de vie dans certains cas déterminés: la parole et le geste de l'homme vivant sont plus [d'une fois] <qu'autre chose> considérés comme la manifestation extérieure directe de la puissance de vie. Lorsqu'alors parole ou geste s'appliquent à une personne déterminée, pour le bien ou pour le mal, on sait et on conclut qu'il sort de ce premier sur le second, une bonne ou une mauvaise influence de vie. On appelle cela "magie du désir exprimé" ou "par la mimique" ou "d'imitation". Et encore une fois, ce ne sont pas ces paroles ni cette mimique qui exercent la puissance, ce ne sont que des signes qui manifestent l'action vitale exercée, et la font savoir aux voisins.

Ces trois principes, et il y en a sans doute encore d'autres, sont les principes de la connaissance de forces déterminées concrètes, et de leurs actions vitales. Ce sont les principes de la connaissance de la nature par les Bantu. Ce sont des critères et non des causes.


5. Qu'y a-t-il de sûr et qu'y a-t-il d'incertain ou d'aléatoire dans les connaissances des Bantu?

De ce qui précède nous pouvons conclure quelles lois et quels principes sont certains, définitifs et immuables selon la conception des Bantu eux-mêmes, et où le terrain de l'incertitude, de l'ignorance, de l'éventuel commence.

Les principes généraux et concepts universels donnés ci-dessus dans le second chapitre, comme appartenant à l'ontologie générale des Bantu, sont, dans leur idée, des principes solides et immuables. Aussi leur philosophie et leurs principes métaphysiques sont-ils applicables à tous les êtres existants, universellement valables, nécessaires, et ne connaissent pas d'exceptions comme principes.

C'est donc une objection européenne sans fondement de dire que ces conceptions des Bantu, et leurs principes, sont essentiellement instables, fantaisistes, flottants. C'est précisément le contraire qui est vrai, naturellement du point de vue des Bantu.

Même les lois générales de leur science naturelle, de leur physique, sont des lois constantes, notamment ces trois critères qui précèdent, sur la connaissance de la nature et de l'influence de forces déterminées.

Ce n'est que lorsqu'on continue à descendre [dans les applications et la matière], dans le particulier, que l'on atteint le royaume de [la divination] <l'approximation> et de la supposition, de la spécialisation, de l'habilité et de l'art.

Pour savoir quelle influence de vie spéciale a diminué quelqu'un dans sa puissance de vie, de manière qu'il soit devenu malade, il faut aller consulter des spécialistes doués de plus haute connaissance des forces.

Pour savoir quelle force de vie spéciale, [en] quel kijimba concret est apte à fortifier l'être de tel individu, [pour cela] le premier venu ne se fie pas à lui-même, à ses propres connaissances communes, normales, ordinaires, des forces de l'être. Là il faut de la divination. Tout le monde ne sait pas tirer les cartes ni lire dans la main. Tout muntu ne sait pas être diseur de bonne aventure. Il [y] faut une connaissance non-ordinaire, une connaissance des forces plus rare et de la puissance du savoir. Mais comme ici il ne s'agit plus à proprement dire de philosophie générale, mais de connaissance concrète de forces particulières, nous en parlerons plus tard.


6. La sagesse des Bantu est-elle naturelle, préternaturelle ou surnaturelle?

Naturelle est la connaissance qui ne dépasse pas les forces de l'homme ordinaire; préternaturelle est la connaissance qui est plutôt donnée à certains hommes mais sans que cette connaissance ne dépasse les forces de la nature humaine, de l'intelligence humaine; surnaturelle est la connaissance qui dépasse les forces de toute intelligence humaine [par nature, et ne peut être obtenue que par révélation lui faite par une force supérieure, une connaissance supérieure].

De ce que nous avons dit plus haut de la connaissance des êtres par les Bantu, il appert que leur philosophie, pas plus que la nôtre, n'est que la connaissance naturelle intellectuelle, ou conception des êtres, basée sur la nature, selon leurs caractères propres.

Le critère pour la découverte et la connaissance de forces et d'influx déterminés, n'est pas non plus autre chose que de la connaissance naturelle, de la science positive des Bantu.

La connaissance des forces qui entrent en action dans des cas déterminés, la connaissance de chaque chose en elle-même, avec caractéristiques, et possibilités d'action, sur des personnes déterminées, cela est, je pense, de la connaissance hors-nature, et seulement dans certains cas, où l'intervention directe ou indirecte de Dieu devrait être supposée, on pourrait parler de connaissance <préternaturelle et même> surnaturelle. [Mais pour cela pas encore toujours.]

Ceci ne sont que des conclusions des principes ci-dessus énoncés; elles valent ce que la théorie sur l'ontologie des Bantu vaut elle-même. Mais ainsi déjà, beaucoup de ces locutions constamment employées par les ethnologues tombent d'elles-mêmes: connaissances mystérieuses, surnaturelles, influences indéterminées, etc.

De manière générale, nous ne pouvons parler chez les Bantu que de connaissance ordinaire et extraordinaire, mais qui restent toutes deux naturelles, parfois de connaissances hors-nature.

Ici convient maintenant un mot de ce qu'on nomme communément "initiation". Le kilumbu ou le nganga [des Baluba], l'homme qui possède une vue plus profonde dans les choses concrètes des forces naturelles et leurs interactions réciproques, et qui a la puissance de choisir ces forces pour des cas déterminés et les faire agir, ne peut devenir tel sans qu'il soit "saisi", pris sous les influences de vie d'un ancêtre défunt, d'un génie, ou sans qu'il fût "initié" par un autre kilumbu ou nganga.

Qu'un homme puisse être influencé par un autre qui possède plus de connaissance, cela résulte des principes généraux de l'ontologie bantu. Mais quelqu'un qui est ainsi saisi tombe en "ravissement" au moment où le génie ou vidye le saisit, et c'est bien à ce moment là que le néophyte reçoit cette nouvelle façon, cette plus haute puissance de connaître et de faire influencer. Mais jusque là, il n'est pas encore question d'initiation; il n'est question d'initiation que là où un amateur se rend chez un kilumbu ou nganga, un homme des manga et lui demande d'être instruit comme homme de manga. Peut-on dire alors que l'initiation consiste en ceci que le nganga, initierait son élève, son enfant dans le bwanga, comme disent les Baluba, aux secrets de la magie et de l'art de la sorcellerie?

Le nganga ne peut faire qu'enseigner à son élève les trucs et les cérémonies, il peut l'éduquer dans cette vie plus haute qu'il va vivre désormais, mais lui donner la force et le savoir, cela, je pense, qu'il ne le peut pas [aux yeux indigènes]. Il n'y aurait donc pour la puissance et la science proprement dite de l'homme des manga aucune initiation, selon les concepts des Noirs eux-mêmes. Quand le maître nganga a terminé son travail préparatoire, alors arrive le moment où l'élève va recevoir sa force et sa science, dans la cérémonie de soi-disant "initiation".

Et je suppose que c'est un fait universel dans le monde muntu que, lors de cette cérémonie, le nouveau-venu entre en transe, devient inconscient, est comme mort à sa vie normale d'homme, et que, après cette absence de conscience, il renaît doué de la puissance supérieure et de la connaissance supérieure, qui fait le kilumbu ou le nganga [41]. Il est ressuscité, sous l'influence de son maître, à une puissance supérieure, à une force vitale supérieure, mais cette puissance et cette connaissance sont venues de l'ancêtre défunt ou du génie, sous l'influence duquel le maître de l'initiation a reçu lui-même sa force et sa connaissance.

C'est seulement ainsi que l'on peut expliquer que l'on entend parfois dire d'un élève que l'on ne parvient pas à le mettre en transe ou en ravissement, et que le maître doit dire: avec vous cela ne va plus. Il y a donc encore une force supérieure qui doit intervenir, au-dessus de celle du maître; et on ne peut donc parler proprement d'initiation.

Ces relations, ces influences <vitales> de morts sur des vivants, sont des faits journaliers, selon les Bantu. Ils ont lieu pour chacun d'eux dans une mesure plus ou moins intense. Ils vivent en communion avec les morts, et cette influence des défunts ne doit donc pas être prise dans notre philosophie pour extra-naturelle, mais selon leur philosophie comme très naturelle, et être admise comme cours ordinaire dans le monde des forces, en ethnologie [42].


7. Existe-t-il chez les Bantu de la connaissance qui ne soit pas magique, c'est-à-dire qui ne soit pas connaissance [vitale par] <de> force vitale? Et leur sagesse est-elle critique?

On a prétendu [43] que le Noir raisonne moitié comme nous, c'est-à-dire de manière critique et selon la nature des choses, et puis tout à coup cesse toute raison et commence à penser magiquement.

C'est ainsi que l'on dit par exemple que le Noir, en faisant des filets, en mettant des pièges, et généralement dans ses ruses de chasse, est très malin, dans notre sens européen, sait bien quels instruments il doit employer, sait très bien les façonner de manière pertinente, et examine bien ce qu'il y a à faire pour tromper les animaux; mais alors, tout à coup, il laisserait là toute réflexion, lorsqu'il fait tout dépendre de son esprit protecteur de la chasse ou de son bwanga de chasse.

Je pense que l'on fait là du Noir un homme double, et un mystère incompréhensible, illogique. Il se peut fort bien que le Noir, en tirant des herbes, en râclant des lianes, en les mettant à rouir ou <à> la confection de nattes, de petits paniers, ou autres vanneries, a besoin de peu de connaissance supérieure, de peu d'ontologie, et en voit peu. C'est là en effet du simple façonnage, ce n'est pas de la sagesse, pas de la force de vie. Et pourtant, ils disent de beaucoup d'habiletés, de beaucoup de techniques professionnelles, qu'elles lui ont été données en même temps que son énergie vitale.

Mais ce qu'il y a d'important surtout c'est de bien distinguer l'aptitude à bien façonner un objet matériel et celle de façonner un instrument au moyen duquel on peut saisir d'autres êtres et les assujettir. La première est enfantillage, la seconde est oeuvre de vie.

Et il ne faut pas s'étonner alors que le Nègre emploie aussi sa capacité professionnelle de manière magique, pense dans son travail aux forces vitales avec lesquelles il pense se trouver en conflit.

Celui qui creuse une pirogue ne le fera pas sans que sa philosophie des forces n'y intervienne. Les fondeurs de cuivre et les forgerons ne penseront pas pouvoir fondre le minéral et ainsi faire changer pour ainsi dire l'être, de nature, sans qu'ils pensent que là leur plus grande force essentielle ne doive subjuguer la force de l'être qu'ils travaillent. Et le chasseur pensera que par une force vitale plus grande, il a l'intelligence de façonner ses instruments à point et surtout de les employer à bon escient dans son combat avec le gibier à capturer; et il admettra en outre que c'est une influence de vie et notamment celle de son esprit tutélaire de la chasse qui a dirigé l'animal vers ses filets.

Je ne pense pas que l'on puisse trouver quelque chose qui ait plus ou moins d'importance dans la vie des Bantu, qu'ils ne mettent pas en rapport avec leur philosophie des forces, leurs conceptions des influences vitales. Le premier petit article venu de n'importe quelle revue traitant d'ethnologie ou de folklore nous en donne immédiatement une flopée d'exemples.

La connaissance des Bantu n'est pas bifide. Il n'existe pas chez eux une philosophie des forces à côté d'un domaine des connaissances critiques. Leur philosophie des forces pénètre toutes leurs connaissances, ils n'ont pas une autre conception du monde, cette philosophie dirige également tout ce qu'ils font ou ne font pas, et chaque acte pleinement humain est dirigé par cette science de l'être.

Devrons-nous maintenant dire que cette [métaphysique] <connaissance de l'être>, nommée magique [par les européanisés], mais en réalité seulement une philosophie des forces, n'est pas science critique? Ou que la philosophie des forces se trouve en opposition telle avec la nôtre que nous puissions nommer celle-ci une philosophie [à base de critériologie] <critique>?

Si l'on entend par philosophie critique une philosophie fondée sur l'observation du réel, sur les raisonnements des expériences humaines, alors j'estime que la philosophie des Bantu, de leur point de vue, est pour les raisons citées ci-dessus, une philosophie tout aussi critique que la nôtre. Leur philosophie repose suivant eux sur une vraisemblance intrinsèque et extrinsèque. Si elle n'était pas telle, il faudrait simplement conclure que leur système n'étant pas motivé le moins du monde, est un produit de la pure fantaisie.

On pourrait au surplus se demander s'il peut y avoir une philosophie réelle qui ne soit pas critique. Autres est la question de savoir si leurs expériences ont été bien faites, et si dans leurs déductions, ils n'ont nulle part commis une faute [principielle]. Un système philosophique peut être critique et pourtant être trouvé faux. Si une philosophie critique ne peut être que la seule et vraie conception de l'univers, alors il ne peut y en avoir qu'une <seule philosophie>, et alors on ne peut plus appeler philosophie aucun autre système de pensée.

8. Les Bantu n'ont-ils donc aucune connaissance expérimentale?

La question est grossièrement posée. Elle ne peut que d'autant plus frapper l'esprit. Quand nous parlons d'expérience, alors nous pensons quelque chose de différent que lorsque les Bantu parleraient d'expérience. Quand nous expérimentons nous concluons avec notre raison suivant notre science de la connaissance et notre ontologie, les Noirs selon la leur. Nous concluons à la causalité selon notre métaphysique, les Noirs à la causalité selon leur philosophie des forces, et des influences de vie.

Un petit exemple montre cela. Les Noirs connaissent expérimentalement des herbes et des plantes, qui constipent, purgent ou désinfectent. Eh bien! Ils vont conclure: donc cette feuille, cette plante est telle force. Et puisque parfois cette force agit et que parfois elle n'agit point, ils concluent que [ces simples,] ces forces de la nature, pour travailler plus sûrement doivent être excitées, mises en mouvement par quelqu'un qui a reçu pouvoir à cet effet, par exemple par le nganga. Cette excitation a lieu tous les jours chez les Baluba; cela s'appelle: kulangwila miji, exciter des [radicaux] <racines>, les faire agir pour un malade.

Et ainsi l'on voit que, encore une fois, toute connaissance des Bantu est une connaissance des forces, et tient compte des lois générales de croissance de la vie et des influences dans l'être.

Kamina, le 20.11.44.

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CHAPITRE IV : LA THEORIE DU "MUNTU" OU PSYCHOLOGIE DES BANTU

Après que nous avons essayé l'analyse de la conception du monde ou ontologie et de la théorie de la connaissance ou logique des Bantu, nous devons d'abord encore expliquer quels concepts philosophiques ou généraux ils ont sur l'homme, avant que nous puissions parler des actes humains, tels qu'ils les comprennent, de leur éthique ou de leur droit.


Observation préliminaire.

Dans l'esprit des Bantu, et non pas dans celui des Européens, la psychologie bantu est à rechercher et ce n'est que du seul point de vue de la mentalité bantu, du seul point de vue de la philosophie bantu, que peut être construite une étude exacte et vraie de la psychologie bantu.

Partir de notre philosophie et de notre psychologie ou science de l'âme humaine, pour analyser la science dite psychologie, telle qu'elle est pensée par des primitifs ou par des primitifs plus évolués, comme le sont les Bantu, doit presque certainement mener à un insuccès. Celui qui voudrait par exemple découvrir quels termes des dialectes et idiomes bantu répondent à nos propres termes tels que âme, intelligence, volonté, imagination, sensation, [sens intime,] etc., part de ce postulat que les Bantu divisent, comme nous, [scolastiques,] l'homme en âme et en corps, et qu'ils distinguent dans l'âme des facultés, comme nous faisons. Ce n'est pas là une étude de psychologie bantu [44] mais c'est prétendre qu'il n'y a pas lieu de faire cette étude et que nous devons seulement rechercher chez les Bantu la traduction de nos propres termes de psychologie.

Ainsi, pour ne pas faire nécessairement échouer dès le début nos recherches, nous devons commencer par faire abstraction de notre propre [système de] psychologie et nous tenir prêts à la possibilité de découvrir peut-être une toute autre connaissance de l'homme que la nôtre.

Le point de départ de l'Européen qui veut étudier la psychologie bantu ne peut en être un autre que la tabula rasa. Nous ne pouvons faire qu'essayer d'analyser et de systématiser ce que les Bantu eux-mêmes disent et pensent au sujet de ce que nous, nous appelons l'animal raisonnable. Peut-être le résultat paraîtra-t-il pauvre. On dira peut-être: Ce n'est pas là un système complet de psychologie! Et nous devrons certainement manquer là de nombreuses distinctions et d'aussi nombreuses subdivisions dans lesquelles l'Ecole européenne de philosophie a divisé l'homme, l'a coupé en petits morceaux, de telle façon que nous ne retrouvons même plus dans nos pensées celles qui pensent l'homme en son entier. Mais cependant nous pourrons, je crois, amener quelques idées fondamentales, des dires des Bantu, idées fondamentales qui constitueront la base nécessaire d'une psychologie bantu, à rechercher plus tard à fond. Si l'ontologie bantu et la science de connaissance bantu, déjà données ci-dessus, sont exactes, alors les quelques idées fondamentales qui suivent vont donner la ligne dans laquelle il faudra continuer les recherches afin de découvrir une psychologie bantu complète. Et les conclusions ou applications et accessoires ultérieurs, qui seront encore découverts, doivent cadrer avec les principes fondamentaux émis.


A. Le "Muntu" ou la "Personne"

L'idée d'être que les Bantu se forment de toutes choses existantes, aussi bien de Dieu que des êtres créés, est naturellement aussi d'application à l'homme. [C'est pourquoi l'ontologie a dû précéder, avant de découvrir celui-ci et d'atteindre enfin le droit coutumier [45].

Energie vitale, croissance de vie et influence de vie, les trois grandes notions de l'ontologie bantu sur l'[idée d'] être et sur les modalités de l'être, sont nécessairement aussi les notions de base de la psychologie bantu. Elles donnent donc le plan de la première partie de ce chapitre.


1. Le "muntu" est la force vivante [par excellence]

Les Bantu voient dans l'homme la force vivante, l'énergie ou l'être qui possède la vraie, la plus haute vie et la plus réelle. Ils voient dans l'homme la plus haute, la plus puissante des énergies, parmi toutes les forces créées, et parmi tous les êtres et forces, notamment parmi les animaux, plantes et minéraux. Ces dernières forces, basses, n'ont pas en elles la pleine, la vraie vie, cette vie plus haute et plus forte du muntu. Elles n'existent que par la prédestination divine [qui les affecte] au service de la force de vie humaine, la plus haute [créée] des forces visibles, ou vivantes.

On pourrait se demander si les Bantu ne parviennent pas à définir plus positivement, [plus concrètement] ou mieux cet être plus fort, plus élevé des êtres humains. En quoi consiste selon eux précisément <"être avec de la force de vie supérieure, plus vigoureuse"? En quoi consiste> cet être spirituel [qu'est le] <du> principe vital ou l'âme, nous demanderions-nous suivant la ligne de notre propre science psychologique.

Mais avons-nous déjà bien donné les conditions suffisantes et nécessaires de l'"être spirituel"? Les avons-nous données en termes <positifs> [de science positive ou physique]? Et a-t-on déjà donné celles de l'"être matériel"? Etre composé, ou multiple, visible ou tombant sous les sens, être dans le temps et l'espace, ce sont des qualités nécessaires de l'être matériel, qui découlent de la nature même de ce qui est matériel, mais ces conditions ne donnent pas à connaître l'essence intime du matériel.

Ainsi en va-t-il aussi chez <nous> de la définition de ce qu'est un esprit ou le spirituel. Pourquoi ou par quoi une chose est-elle esprit?

On définit l'esprit par ses facultés et qualités: il est doué d'intelligence et de volonté, il n'est pas décelable par les sens, pas matériel; il est au-dessus de la matière, peut agir indépendamment de la matière: toutes définitions négatives ou indirectes, extrinsèques, nous disant peu, ou rien, sur l'essence de la nature même de l'esprit.

Il ne faut donc pas reprocher aux primitifs qu'ils ne puissent nous donner une définition plus claire, plus profonde de la nature spécifique, pour eux, [de l'homme] <du muntu>. Là où nous cherchons à donner des définitions approximatives tout chargées de notions statiques, les Bantu donnent des définitions approximatives selon leur conception dynamique des êtres, suivant leur philosophie des forces.

L'homme est la plus forte des énergies parmi les forces créées visibles: sa nature d'être fort, sa plénitude de vie consiste en ceci, qu'il a en lui, plus ou moins, l'énergie même de Dieu. Dieu disent les Bantu, possède en soi l'énergie pleine, la plus haute et complète, infinie, et par lui-même: I mwine bukomo bwandi. Il est la raison, la cause d'existence de lui-même, et à l'égard des créatures, Il est conçu par les Bantu comme celui qui suscite les forces vitales (la cause créatrice) et le renforçateur des forces de vie.

L'homme est une pareille force vivante, suscitée, entretenue, croissante par [l'influence divine,] l'influence de vie de Dieu. Et à son tour, sous cette influence vitale de Dieu, l'homme est, non pas créateur de vie, [non pas suscitant de rien,] mais celui qui par excellence en premier ordre maintient en vie, renforce la vie, pour tous ceux qui se trouvent sous sa sphère d'influence, dans la hiérarchie des forces vitales, hiérarchie ontologique.

En ce sens, mais dans un autre sens plus limité qu'en Dieu, l'homme, selon la mentalité des Bantu, serait cause, force vitale causale, principe causal et vital, vivante raison, mais pareilles appellations ne visent que les relations entre l'homme et ce qui l'entoure, <non sa nature intime>.

Les Bantu disent du muntu qu'il a la "force" de connaître: Udi na buninge bwa kuyuka, disent les Baluba. Science et sagesse sont, dans leur idée, aussi de la force vitale. Et comme dit plus haut, la vrai science consiste, comme la vraie sagesse, seulement à connaître la nature et l'action d'autres forces, à connaître les forces et les êtres dans leur véritable essence.


2. Le muntu peut croître ou diminuer

Ce second point également est seulement une application de la seconde note de l'idée d'être chez les Bantu. Ce qui reste à dire ici a donc aussi déjà été dit en partie ou virtuellement, implicitement, dans les chapitres précédents, surtout dans la troisième section du chapitre 2, où nous avons déduit des dires bantu comment l'attitude de vie des primitifs concentre toute l'attention autour d'une seule valeur: la force vitale.

Le muntu peut, dans son être intime, comme force vivante, croître et peut aussi comme muntu diminuer, en lui-même, diminuer comme force vivante, jusqu'à la diminution extrême, qui consiste en une paralysie de la force de vie, de manière telle qu'on ne puisse plus être une cause vivante, une raison de vie. Cette diminution ultime forme l'état de certains défunts, qui ne peuvent plus avoir de rapports avec le monde de ceux qui vivent encore ici sur terre, ni en faveur des vivants et pour leur renforcement de vie, ni à leur détriment ou pour la diminution ontologique de la vie ou l'appauvrissement en "être" [46].

L'homme vivant se trouve en relation intime de l'être avec Dieu, avec toute son ascendance, avec les membres de son clan, avec ceux de sa famille et ses enfants, avec son avoir, sa terre, avec tout ce qui y croît ou y vit, avec tout ce qui peut être trouvé au-dessus ou sous ce sol, et toute acquisition pour tout ce qui est sous lui ou au-dessus de lui est, dans l'idée des Bantu, une croissance intime de son propre être, un renforcement métaphysique du muntu. Chaque atteinte, destruction, dommage de tout ce qui est de lui, de tout ce qui se trouve en relation intime, ontologique, avec sa force de vie, constitue une diminution du muntu lui-même, de cette force vitale et vivante qu'est l'homme, c'est un kufwa, comme nous l'avons montré ci-dessus.

C'est ainsi que les Baluba parlent d'un muntu mutupu un homme ordinaire, sans force spéciale; d'un muntu mukulumpe, d'un homme grand, puissant, ayant droit de parole dans la communauté; d'un mfumu, un tata ou père, d'un mufu ou mort ou plutôt un homme diminué intérieurement, en raison d'impuissance ou de manque de force [ontologiques]. Quand les Noirs parlent ainsi de catégories humaines, il ne s'agit pas d'un rang d'ordre basé sur des aspects extérieurs ou des apparences corporelles ou psychiques, cette classification repose sur la nature intime des Bantu, sur le degré de leur force de vie humaine.

Un confrère l'exprimait de façon caractéristique lorsqu'il me disait: "Ces gens ne parlent pas comme nous, ils parlent si 'réellement'". Oui, les primitifs parlent si réellement; quand ils disent quelque chose à propos des choses, cela est, dans leur idée, profondément réel; il s'agit alors de la nature intime des choses; ils parlent ontologiquement.

D'homme ordinaire on devient mfumu, non par une nomination ou une investiture extérieure, mais par les actes d'investiture on devient et l'on est mfumu, avec une nouvelle et plus puissante force de vie, destinée à renforcer et conserver tout ce qui lui est inférieur. Ce n'est pas seulement par le fait de rester comme survivant, au décès d'un autre premier-né, d'un aîné, que l'on devient soi-même premier-né et père de clan, mais ce fait d'être et de devenir premier-né suppose une croissance intime de la force vitale laquelle constitue le muntu chaînon de la transmission de la puissance de vie entre Dieu et l'ascendance d'une part, et tout ce qui est inférieur, d'autre part. Le plan de la pensée reste toujours dans le domaine de l'ontologie.

Il ne faut pas regarder longtemps autour de soi dans son milieu de Bantu pour remarquer le changement profondément conscient, rayonnant dans toute la vie extérieure, chez un homme que l'on a connu d'abord comme un membre ordinaire du clan et qui est connu ensuite comme premier-né et "père" du clan.

A cette ascension en dignité et en droit, correspond comme une résurrection, un éveil de l'être, une âme nouvelle, et parfois comme une sorte de possession. Le muntu, par toute sa conception du monde, et toute sa connaissance intime de l'être, est conscient qu'il en est devenu un muntu nouveau, plus puissant en soi et a acquis une force en plus qu'auparavant dans sa nature d'homme il ne possédait pas encore. Il n'est plus ce qu'il était auparavant, il est changé dans son être. Et il n'est alors pas étonnant que, pour chaque grand renforcement de l'être, il soit donné dans certaines régions un nom nouveau à l'homme renouvelé, renforcé. C'est ainsi que dans certaines contrées le nouveau circoncis reçoit un nom nouveau. Ce n'est que logique et de là ressort la signification plus profonde de la circoncision, qui, tout en étant une opération chirurgicale, est aussi chez les Bantu un rite. La circoncision rituelle que l'on pourrait aussi nommer un rite magique est un rite renforçant l'être et la vie. Elle opère, selon la pensée la plus profonde des Bantu, un renforcement de vie, un renforcement de la force reproductrice, un renforcement de l'être même du muntu. Un mfumu, un chef, reçoit lors de son investiture ou de son ascension d'être un nom nouveau et l'on ne peut plus nommer son nom ancien, celui de son être non encore renforcé en vie. Ce serait une violation de l'être, et de la vie.


3. Le muntu est une cause vivante, [un principe causal,] <il> possède une influence vitale.

Comme les Bantu ne considèrent dans leur métaphysique aucun être comme existant isolément, quant à lui, ils ne peuvent non plus se représenter l'homme comme individu, qui forme une force en lui-même, en soi, sans rapports intimes de l'être avec d'autres vivants et avec tout ce qui vit ou ne vit pas mais l'entoure.

Le Noir ne sait pas rester solitaire; il ne suffit pas non plus de dire qu'il se sent social; il se connaît comme une force de vie laquelle se trouve à tout moment en relation de vie avec d'autres forces qui se trouvent au-dessus de lui et sous lui; il se connaît comme une force de vie actuellement influencée et influençante. [Et notre mécanique moderne en juge de même à cela près qu'elle néglige les non-valeurs, celles dont la mesure et le calcul sont négligeables en quantité.]

L'être humain, considéré en dehors de la hiérarchie des forces ontologiques et des influences et actions des forces entr'elles, tombe en dehors des conceptions des Bantu.

Dans le chapitre sur l'ontologie des Bantu il a été dit assez sur cette influence humaine. Là ont été données les lois et formulées les actions d'être, nous dirions de causalité et d'origine, que l'on a nommées jusqu'ici "magiques".

Mais ici dans la psychologie, il sied de dire un mot de ce que nous nommons la volonté de l'homme. Les Bantu connaissent la volonté libre, cette faculté du muntu de se décider par lui-même, de choisir un bien, entre moindre et plus grand bien, entre bien et mal. Ils jugent que l'homme peut avoir soit volonté de vie soit volonté de détruire ou mauvaise volonté. L'homme peut vouloir selon l'ordre, il peut vouloir l'ordre des forces vitales tel que Dieu en a disposé, respecter la vie, maintenir les forces vitales existantes chacune à sa place bien déterminée et connue; et c'est ainsi que le premier-né théorique, le "père" du clan, le chef, le "nganga" ou homme de "manga" sont des réalisateurs et des renforçateurs de force vitale, des protecteurs de vie, tels qu'ils le doivent. L'homme peut aussi avoir une volonté d'anéantissement, de la mauvaise volonté; et cette volonté mauvaise, haine, envie, dédain, aversion, tout cela possède, en soi, comme force vivante, et comme étant de l'être même une influence profonde, réelle, dans la force de vie d'autrui, de plus faibles, dont on veut la diminution de vie. C'est cette influence néfaste, procédant de la puissance même de la volonté humaine qui est appelée par les Baluba buloji et kulowa, "ensorceler", "entamer l'être", saisir ou poursuivre l'être.


B. "Le dijina ou le nom": l'individu

Après avoir parlé de l'être humain en général, nous devons nous demander ce que les Bantu pensent de l'homme concret, de l'individu déterminé.


1. L'individu est un inconnu pour son semblable

Les principes généraux sur l'être humain abstrait, sa philosophie, sont de sens commun chez tous les membres de la communauté bantu. Ce sont les principes fondamentaux qui sont, probablement connus et admis par tous les primitifs et peuples non encore civilisés.

Il en est autrement lorsqu'on descend dans l'homme concret. Là, penser devient plutôt deviner et soupçonner, conclure plus ou moins sûrement de quelques critères généraux, à partir ou au moyen de quelques classifications ou divisions généralement admises pour la pensée. Mais au-delà, Munda mwa mukwenu kemwelwa kuboko, mansya ulele nandi butanda bumo, A l'intérieur de son compagnon, [de l'homme de chez lui,] on <ne> peut mettre le bras, même si l'on dort avec lui sur une même couche. L'intime de votre semblable reste un secret pour chaque homme du dehors, [pour chaque autrui]; votre [alter ego] <meilleur compagnon> vous reste un inconnu.

Quelle est la caractéristique de cette force vitale avec laquelle vous vivez en commun? Quelle force a-t-elle? Quelle influence vitale a-t-elle dans certains cas sur une personne déterminée? On ne sent pas cela avec les mains, cela on ne le voit pas de ses yeux, pour cela disent les Bantu, il n'y a pas de "ba-témoins".

Nous disions déjà plus haut que les Bantu distinguent dans l'homme, l'homme lui-même, interne, et puis son apparence externe: corps, respiration ou souffle, ombre, etc. La connaissance directe de cet "homme lui-même", l'intime, de cette force déterminée, concrète et vivante, qu'est votre semblable, n'est pas donnée à un chacun parmi les Bantu. Pour cela il faut une clairvoyance, dont nous parlerons plus loin.


2. Il existe quelques critères généraux pour connaître l'individu

Le premier critère est le nom.

Le nom exprime l'individualité propre de l'être; il n'est pas une simple étiquette. Le nom est réel, réaliste.

Un exemple typique pour faire ressortir immédiatement la différence entre nous et les Bantu: Demandez à un Européen du nom de qui l'on doute: Tu t'appelles Louis n'est-ce pas? et aussitôt l'Européen de répondre soit oui soit non. Mais demandez à un Muntu, du nom duquel on doute: Vous vous appelez bien Ilunga, dites? et il va répondre: Tata (père), ou Bwana (monsieur) ou bien "moi", "moi ici", "je le suis". Il ne répondra pas euo ou ndiyo ou quelque chose de semblable qui signifie oui.

Plus caractéristique encore est le cas que j'ai vécu il y a quelques semaines: j'avais baptisé un petit noiraud et après le baptême les parents devaient venir chez moi pour l'inscription de l'acte de baptême. Je leur demandai alors: "Son nom de naissance est donc Ngoi? On me répondit: Il l'est. Et là-dessus je demandai: Et son nom chrétien est donc Joseph? et on me répondit "oui".

Le nom indigène de naissance indique qui le petit est et le nom chrétien reste quelque chose d'étranger, quelque chose pour Européens et pour cela on répondait comme un Européen eut répondu "Oui, il s'appelle ainsi". Le premier nom constitue une réalité, une spécification de l'être; le second n'était que collé auprès, comme une étiquette adventice, [en dehors de la métaphysique. Il nous faudra pourtant faire saisir la réalité surnaturelle, sur cette base, sur l'ontologie même].

Pourquoi le Muntu répond Tata ou Bwana, sera dit plus loin, là où il s'agira de nommer un vivant. Celui qui répond, répond avec respect du rang de vie et de la relation vitale dans laquelle il se trouve envers l'interrogateur.

Un muntu peut avoir au moins trois noms [propres]:

Le dijina dya munda comme disent les Baluba, le nom du dedans, le nom de vie ou d'être, qui ne se perd pas.

Le nom du renforcement, de la confirmation de la vie, qui peut être donné lors d'un événement de la vie, d'une augmentation de vie, comme par exemple à la circoncision, à la saisie par un esprit, lorsqu'on devient homme du manga, ou chef du clan, village ou contrée, ou peuple, etc.

Et enfin le nom que l'on se donne soi-même, ou se choisit, un dijina dya kwinika bitu, un nom pour nommer seulement, je dirais comme pour nommer seulement l'apparence, de l'extérieur, sans relation <profonde> avec la personne ou l'individu même. Ce dernier nom peut donc aussi au gré du possesseur, être "déposé", abandonné pour un autre. Ainsi sont les noms majina a kizungu, les noms de Blanc, pris maintenant à raison de la présence des Blancs parmi les Bantu, comme Mashine, Motoka(r), Cefuka, etc. L'homme qui se nomme muntu wa Bazungu, un muntu des Blancs, et vit sous l'influence vitale des Européens, plus forts que lui, ne doit-il pas aussi avoir un nom de blanc? Et voilà encore un jeu "réel", qui ne se joue pas en dehors de leur philosophie des forces.

C'est ici le lieu, me semble-t-il, de dire un mot de ce premier nom, perpétuel, de ce nom de l'être même, de ce nom vital, de cette qualification ontologique de l'individualité.

Les Bantu, disions-nous, ne peuvent se figurer l'homme comme un être isolé, indépendant, existant en soi. Chaque homme, chaque individu est comme un chaînon, dans une chaîne de forces vitales, mais un chaînon vivant, actif et passif, agissant et influencé, un chaînon de vie entre l'ascendance et la descendance, la lignée, y compris tout ce qui y appartient ou en relève, toutes les forces qui en dépendent.

L'individu est nécessairement clanique. Ce n'est pas là une allégeance purement juridique, ou une simple parenté par le sang, c'est une interaction ontologique, une communauté d'être.

On peut donc dire aussi que le "nom intérieur", indique l'individualité clanique [politique, juridique].

Qu'est donc le clan? Un ensemble d'individus bien spécifiés, un ensemble de "nous internes", et par conséquent, à commencer à partir des fondateurs, des "individus" fondés par les ancêtres du clan.

Chaque nouveau-né par conséquent est nommé d'un des noms internes, d'en-dedans, pris dans la série clanique de ces noms internes, c'est-à-dire dans la série de ces individualisations qui forment ensemble un clan. Là aussi l'idée reste entièrement métaphysique.

Les Noirs eux-mêmes disent à la mère, lors de la naissance d'un enfant: Tu as engendré notre grand-père, notre tante défunte, notre mère, etc. Ils disent: Cette âme ou ce trépassé est né. Et en général les Européens concluent de ces termes à une croyance en une réelle métempsycose dans le sens propre, chez les Bantu.

Il y a lieu ici d'élucider ce point, car les Bantu ne peuvent se figurer aucun individu en dehors de ces notions que l'on qualifie si volontiers de métempsycose.

Voici quelques faits réels qui peuvent être vérifiés partout. Un ancêtre peut se trouver "revenu" ou "réincarné" dans plusieurs membres vivants d'un même clan. Il peut y avoir dans un seul clan quatre, cinq Ilunga ou Ngoi et de chacun d'eux et de tous on dira que c'est l'ancêtre Ilunga ou Ngoi qui est rené. Donc une réincarnation qui n'est pas une métempsycose selon notre sens, à nous. Car pour nous un seul Ilunga ne peut pas se réincarner, se multiplier en cinq Ilunga.

Le petit Ngoi qui naît est le Ngoi défunt qui est revenu, diront les Noirs, et pourtant ils diront que ce petit n'est pas le défunt. Car lorsque le petit Ngoi naît, le Ngoi défunt ne cesse pas d'exister comme tel, selon les Noirs. Le petit est né et le défunt continue à subsister comme défunt. Le défunt sera dit en kiluba le ngudi, et en kibembe le mbozwa de ce nouveau-né, son homonyme. On fera invoquer ce ngudi pour l'enfant; quand l'enfant atteindra la raison, il le nommera lui-même son ngudi. Le ngudi reste le protecteur inséparable et personnel de son homonyme.

Encore une fois donc, quand les Noirs parlent de revenir et de renaître, il ne s'agit pas là d'une vraie métempsycose.

Qu'est-ce alors? Y a-t-il déjà une théorie qui en donna une explication satisfaisante? Il me paraît que nous devons trouver l'explication dans les conceptions sur l'être, des Bantu, dans leur philosophie des forces.

La conception du foetus est attribuée par les Bantu expressément et exclusivement à Dieu; Il est la force, le créateur de la vie et des forces. Et quand le fruit s'est déjà fort développé dans les entrailles maternelles, et qu'elle sent déjà la vie, alors les Bantu disent qu'il y a déjà là un homme, qui va naître, mais ils se demandent "qui" va naître. L'homme y est mais il n'est pas encore spécifié comme individu. Et s'il y a à craindre des difficultés à l'accouchement, on ira chez le devin pour savoir ce qui entrave. Celui-là dit alors, en certains cas, qu'il y a des difficultés parce que par exemple tel esprit et tel mort luttent ensemble pour renaître dans cet homme. Il va alors désigner celui qui va l'emporter et alors les Noirs savent que c'est Ilunga ou Ngoi qui va naître. La femme enceinte pourra elle-même parfois connaître l'individualité de celui qui naîtra, notamment dans ses songes, comme une chrétienne me le disait encore naguère. Je lui demandais comment elle avait su que son enfant était Monga. Quand j'étais enceinte, dit-elle, j'ai à diverses reprises rêvé de notre Monga défunt, qui me disait dans mon rêve: "Porte-moi, porte-moi": unsele, unsele. C'était donc le mort qui me poursuivait (kulonda) pour naître.

L'ancêtre, le défunt ou l'esprit n'est pas celui qui cause la conception et ce n'est pas lui qui, à proprement parler, renaît. Mais l'être humain qui vit déjà dans le sein maternel, par l'action divine, se trouve sous l'influence de vie, l'influence de l'être d'un ancêtre, d'un esprit, d'un défunt déterminé, et tout au moins de quelqu'un qui se trouvait, sans être du clan, dans une alliance d'être particulièrement intime. Les ancêtres ne sont-ils pas, après Dieu, les renforçateurs de vie et de forces? Et c'est pour cette influence intime du défunt sur sa descendance que le descendant est individualisé, individualisé claniquement. Le descendant est nanti par lui d'un des "noms", d'une des individualités ontologiques qui composent le clan.

On peut dire que ce n'est pas cet homme déterminé de l'ascendance mais bien telle individualité qui revient, renaît dans le clan, par l'influence de ce défunt sur le nouvel homme ou sur le fruit de la mère. Et cette influence de vie, il continue à la garder sa vie durant, puisqu'elle se trouve dans l'être lui-même.


3. Un autre critère servant à déterminer la force de vie concrète: l'aspect extérieur ou apparence de l'homme

Nous disions déjà que les Bantu distinguent d'une part dans l'homme, l'homme lui-même, cette force vitale déterminée, et invisible, et d'autre part, son apparence externe, son aspect, son corps, ombre, souffle de vie, etc. La force vitale peut surtout s'extérioriser dans certaines subdivisions ou modalités de l'aspect extérieur, dans ce qu'on pourrait nommer des centres vitaux ou des moments vitaux de vie intense.

L'oeil, la parole, le geste, un acte symbolique, une transe ou possession ou inspiration, un songe, sont de ces critères dont les Bantu croient pouvoir inférer l'existence d'une force de vie déterminée et une action déterminée d'une force déterminée, dans certains cas. Ce sont là les antiques et coutumiers "ba-témoins", selon les Bantu, de l'existence de l'action de vie des êtres.

Un homme a dit un mot de travers à un autre; si cet autre devient ensuite malade, s'il lui survient un accident, cette parole malveillante sera pour le malade ou l'accidenté une indication suffisante pour dire que l'influence malfaisante qui a agi sur sa vie et a diminué son être, provient de celui qui a parlé.

ll doit encore une fois être dit ici expressément que l'oeil, la parole, le geste, etc. ne sont pas la cause efficiente de l'influence vitale. Magie symbolique, magie du désir exprimé, magie de similitude, [et tutti quanti,] autant de choses qui n'existent pas dans la pensée des Bantu. Il existe, selon les Bantu, l'être, la force de l'être qui est l'être même, qui peut croître et qui peut directement agir vitalement sur un autre être. C'est là la philosophie primitive, la conception primitive de l'être, et il existe, à côté d'elle, une série de critères, de signes extérieurs, [de preuves,] comme il a été dit ci-dessus, d'où l'on peut induire l'existence et la détermination, dans les cas concrets, de la force vitale et de l'action vitale et continuer le raisonnement.

Kamina, le 5 janvier 1945.

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CHAPITRE V : ETHIQUE BANTU

A. Les normes de bien et mal ou éthique objective

L'homme lui-même n'est pas, [pour les Bantu,] la dernière norme de ses propres actions; [pour eux,] il ne trouve pas en lui-même, [comme pour quelques européanisés,] l'ultime justification de tout ce qu'il fait ou ne fait point. [Leur vue n'est pas si basse.] Il existe [pour eux,] au-dessus de la libre volonté de l'homme qui décide, encore une puissance supérieure qui <sait,> apprécie et juge. Il existe encore toujours la possibilité d'un recours contre les décisions et les actes de la plus haute puissance humaine, et c'est de cette puissance supérieure que l'homme a lui-même reçu sa puissance de décider, avec l'obligation d'en rendre compte.

Les Bantu, lorsqu'un premier-né, un père de clan ou un chef coutumier a pris une décision, diront, comme les Baluba I aye mwine, "Lui-même le veut ainsi et <sait> pourquoi il le veut, c'est son affaire et son droit, pas les nôtres", il n'y a rien à faire. [Et d'aucuns l'ont appelé leur "fatalisme"]. Mais lorsqu'ils sont pertinemment convaincus de leur bon droit, et de l'injustice contenue dans la décision de la puissance supérieure, humaine, alors ils se laisseront faire, mais ils iront pourtant expressément en appel auprès du Créateur, le maître de tous les hommes, et ils diront: Fais-moi ce que tu veux, tu me "tues" injustement, mais je suis un muntu de Dieu, ne muntu wa Vidye. Il jugera de nous deux et il ne vous est pas permis, à vous puissant, de dire le droit arbitrairement, pour un homme qui, en dernière instance, n'est pas vôtre mais de Dieu. Vous n'êtes pas l'ultime norme du droit, vous n'êtes qu'un délégué, un mandataire.

Les Bantu, comme tous les primitifs et primitifs évolués, quand ils possèdent des normes du bien et du mal, les empruntent à leur ontologie et leur philosophie, théodicée incluse. Ils ne sont pas encore assez "évolués" pour pouvoir supposer viable ce mort-né qui se nomme morale laïque. C'est le but pourtant de certains colonisateurs blancs d'amener leur pupilles <"arriérés"> jusqu'à ce degré supérieur de "civilisation".


1. Les Bantu ont-ils une idée de bien et mal?

Il est encore facilement affirmé quelques fois que les Noirs ne connaissent pas de différence entre bien et mal où n'ont la-dessus que quelques notions de sauvage, qui sont en opposition directe avec nos conceptions morales.

Pour beaucoup d'entre nous, c'est un fait acquis que pour les Bantu, le Créateur est une réalité vague ou un être [tellement] supérieur [ou antique] que les créatures ordinaires n'ont plus rien à faire avec lui, parce qu'Il se tient Lui-même tellement loin de l'homme et ne se mêle pour ainsi nullement de la vie courante de ses hommes. Il nous faut cependant interroger les Bantu eux-mêmes et demander si pour eux, il est indifférent que l'on reconnaisse Dieu ou pas.

Dans le vol, dit-on parfois, le Noir ne voit pas le moindre mal; tout revient pour lui à ne pas se laisser attraper. Mensonge et tromperie, ne seraient selon les Noirs, qu'un signe de finesse et de malice; ils n'y verraient pas le moindre mal. L'adultère, dit-on, n'est pas un mal moral pour le Noir, mais qui se laisse surprendre doit être prêt à payer le prix.

Ou bien il est dit encore que pour les Noirs la seule norme du bien et du mal dans les actes humains c'est l'ordre social, la paix dans la communauté. Ordre social, qui alors, dans l'idée de certains "civilisés" modernes n'a rien à voir avec une morale.

Mais cela ne nous avance en rien de construire une morale pour Bantu ou primitifs, selon des conceptions, vraies ou fausses, qui ne sont que nôtres; il s'agit d'exprimer leur morale, s'ils en ont une, et de leur propre point de vue. Et cela demande une sérieuse enquête. [Nous y travaillons depuis dix ans, au milieu d'eux et dans leur langue].

Nous ne pouvons pas prendre et décrire des abus pour des usages, admettre la conduite des gens [et le quod perumque fit] pour des règles de droit, ou faire passer des prétextes égoïstes ou des excuses pour doctrine orthodoxe indigène. Il nous faut [plus de finesse d'observation] <savoir ce que les Bantu appellent en principe bien ou mal>.

Eh bien, des centaines de fois j'ai entendu les Bantu dire de quelque chose: i bibi, c'est mauvais, c'est mal. Et longtemps je me suis étonné [de cet étonnement qui fait découvrir les choses simples,] d'entendre ces deux mots si petits avec une conviction si profonde et avec une telle conscience de ce qui est, qu'on les constate rarement chez un civilisé. C'est comme s'ils "sentaient" le "mal" d'une chose, d'un acte.

Ainsi les entend-t-on, condamner en principe, de toute la force de leur sagesse de vie, indestructible, l'influence anéantissante du muloji ou "sorcier", cette fois dans le vrai sens du mot, le jeteur de mauvais sort. C'est ainsi qu'ils condamnent en principe, à raison de mal intrinsèque, le mensonge et la tromperie, le vol et l'adultère; c'est ainsi que, de leur point de vue, ils condamnent la polygamie et les nombreux abus sexuels, le mariage par exemple des filles non-nubiles.

Ils connaissent et reconnaissent les dix commandements de Dieu, la formulation de la loi naturelle.

Et dire que nos autorités cherchent des raisons qui leur permettraient d'aller à l'encontre de ces abus! Eux aussi prennent les abus pour du droit coutumier, pour sainte coutume, et ils patronnent la dégénérescence de l'antique, saine morale bantu.

Chaque Noir, lorsqu'il doit défendre sa cause devant le tribunal, ne dit-il pas: Je suis un homme qui dit la vérité. Mes paroles suivent les événements, moiendela, tels qu'ils sont arrivés et se sont présentés successivement, car je suis un muntu mukulumpe, un homme adulte.

Ne se vantent-ils pas de respecter la personne et l'avoir d'autrui? Ne disent-ils pas eux-mêmes, les vieux surtout, que tous leurs bons vieux principes sont en train de tomber à rien?

Les Bantu n'ont que trop certainement des principes du bien et du mal et comme nous allons le voir, des principes qui ne pendent pas en l'air.


2. D'où vient cette conscience que quelque chose est bien ou mal? D'aucune autre base que de leur philosophie.

Les Bantu sont encore assez primitifs pour voir le lien entre des règles de droit et des règles de morale ou de droit naturel ou de philosophie.

La science positive moderne proclame que <tout le monde matériel>, toute la physique, toute la mécanique, tout le monde astronomique se réduisent à une idée; on en arrive à découvrir la formidable et stricte unité qui réside dans le monde matériel d'apparence complexe. [On en fait un calcul exact.]

Les primitifs trouvent que c'est la plus haute sagesse de considérer dans l'univers, dont ils n'excluent pas sottement a priori le monde spirituel, cette unité de l'ordre, de considérer bien ordonné cet univers [que tant d'ethnologues leur prétendent illogique, prélogique, sans logique]. Toute leur ontologie, qui peut être centrée autour de l'idée de force vitale, avec les idées y relatives, de croissance de vie, d'influence de vie et de rang de vie, nous présente le monde comme une multiplicité de forces, bien ordonnées, intimement liées. Et les Bantu disent expressément que cette belle ordonnance souveraine vient du Créateur et qu'elle doit être respectée.

Dieu est le possesseur de vie, l'éveilleur de vie, le renforçateur de vie, le conservateur de vie. Son grand don, son don saint aux hommes, c'est leur vie, et toutes les autres créatures, conçues par les Bantu comme forces vitales supérieures ou inférieures, ne sont là dans le plan de Dieu, que pour conserver et renforcer la vie dans [les hommes] <le muntu>.

Renforcement de vie, conservation de vie, respect de vie, tel est le rôle du premier-né, mort ou vivant [par la force des choses]. Les forces inférieures sont mises à la disposition [des Bantu] <du muntu> par Dieu même, pour le renforcement, l'entretien et la protection de la vie [humaine et de toute vie]. Selon le plan de Dieu donc, toute la vie dans le muntu, peut et doit être respectée, conservée et fortifiée. [Là est le vouloir divin, l'ordre de la nature].

Est alors conforme à la volonté de Dieu, et par conséquent moralement bonne, toute action humaine qui respecte, entretient ou renforce la force de vie, la croissance de vie, et l'ordre de la vie, dans le muntu.

Ce qui est proprement resté de la Révélation originelle, d'une loi morale expressément révélée par Dieu, est, chez les primitifs, difficile à nettement définir et à circonscrire avec précision.

Mais cette volonté de Dieu est exprimée, selon les Noirs, dans l'ordre du monde, dans l'ordonnancement des forces, qu'ils peuvent connaître par leur raison naturelle, par leur sagesse humaine ordinaire, par leur sens philosophique de la nature des êtres et de leurs relations réciproques.

Cette morale objective est pour les Noirs comme une morale immanente, intrinsèque à l'univers, une morale ontologique. Cette morale des Bantu adhère fortement à la nature des êtres, se base sur l'ontologie. Cette connaissance de l'ordonnance des forces suivant un ordre de nécessité de l'être, forme une division de la sagesse des primitifs.

Et nous devons dire alors que, pour les Bantu, une action déterminée, une coutume est tout d'abord bonne ontologiquement, ensuite et pour cela même, en second ordre, bonne moralement [dans les moeurs], et enfin en troisième lieu et pour les mêmes raisons, bonne en droit.

Car cette subtilité là aussi d'un droit civil positif sans, ou en dehors, ou contre leur philosophie, les primitifs ne l'ont pas encore inventée.

Les normes du mal sont, naturellement, les mêmes que celles du bien [dont il n'est qu'une forme négative]. Chaque action humaine ou situation humaine ou coutume qui entame, trouble ou diminue la force de vie, la croissance de vie, le rang de vie est mauvaise. Toute diminution de vie est un trouble du plan divin et le muntu le sait parce que pareille diminution est au premier chef une violation ontologique, ou violation du sacré, qu'elle est ontologiquement fausse, ensuite et par cela même moralement fausse et enfin en troisième ordre aussi bien juridiquement fausse, un mal juridique.


3. Le droit positif humain des Bantu se place dans le cadre de leur morale ontologique.

De même que pour les Bantu, le muntu vivant est - de par la disposition divine - la norme du droit ontologique ou naturel, de même le muntu vivant est la norme du droit positif humain, de même d'ailleurs il est lui-même la norme de sa langue, de sa grammaire [si bien ordonnée, comme mécanique de l'esprit], sa géographie [et sa cosmologie, bref] de toute vie, et de tout ce qui a trait [à sa vie et aux Bantu] <au muntu>.

Si donc le droit de propriété, [qu'on a appelé récemment "un paternat",] le droit foncier, le droit successoral, l'organisation [politique] <positive> du clan en droit positif ancien ou la plus récente organisation politique, si tout le droit positif ou la législation civile soi-disant conventionnelle, plus évoluée, ne suivent pas comme des corollaires immédiats, des conséquences directes des premières définitions ou des premiers principes ontologiques bantu, comme de leurs prémisses propres, il n'en reste pas moins certain que chaque corps de droit positif primitif, aussi spécifié ou apparemment conventionnel qu'il soit, va dans le cadre de la philosophie bantu et de la morale.

Tout droit coutumier qui mérite ce nom, qui est, du point de vue bantu, non pas un système d'abus mais une vraie coutume juridique, est inspiré, animé par la philosophie bantu, par la philosophie de la puissance d'être, de la croissance d'être, de l'influx d'être et de rang d'être. Ce corps de droit tire sa base et sa force de cette philosophie là.

La morale, c'est-à-dire nommer bien ou mal des actions humaines, eu égard à la volonté divine ou eu égard à l'ordre naturel des choses, comme expression de cette volonté, et le droit humain, c'est-à-dire nommer bien ou mal les actions humaines, eu égard aux semblables, aux individus, au clan ou à la communauté politique, reposent sur les mêmes principes, chez les Bantu, et forment un ensemble, doué d'une forte unité.

Car le droit lui aussi et la communauté humaine, organisée claniquement ou politiquement d'autre manière encore, sont ordonnés suivant les principes et les réalités de force vitale, de croissance de vie, d'influence de vie et surtout de rang de vie [ou d'être].

L'ordre social repose sur l'ordre ontologique et ne sera jamais considéré comme un ordre par les Bantu lorsqu'il s'oppose ou est étranger à l'ordre ontologique et à cette morale ontologique.

Que l'on songe aux difficultés insurmontables et à l'opposition de volonté irréductible des communautés indigènes, là ou des dominateurs européens, avec la meilleure volonté du monde, mais avec une complète incompréhension de la morale bantu et du droit bantu ont voulu imposer une organisation politique qui violentait l'ordre ontologique.


4. La ténacité à défendre son droit, le muntu la tire de sa sagesse fondamentale et de sa conviction philosophique.

Les Bantu possèdent une morale dans la mesure même où ils possèdent encore une philosophie. Ils possèdent encore des droits supérieurs et sont encore conscients de leurs droits supérieurs dans la mesure où ils possèdent encore une idée claire du monde, de leur ontologie propre.

Nous autres, Européens, nous nous fâchons parfois et devenons nerveux à cause de ces Noirs "avec leurs sempiternelles palabres". Et pourtant comment le Noir pourrait-il être autre? Plus sa pensée est haute, plus forts sont ses arguments en droit: plus profonde est sa philosophie et plus vrai le fondement de son droit; plus ontologique est sa sagesse de vie et son attitude de vie, et d'autant plus tenace et obstiné seront sa volonté et son courage à défendre son droit.

C'est dans la défense de son droit que l'homme non-civilisé montre le mieux sa personnalité, parce que son droit, comme d'ailleurs sa religion, reposent sur ce qui est lié le plus intimement avec [sa personnalité humaine,] son être humain, et se trouve ancré le plus profondément en lui, c'est-à-dire sur sa conception du monde, sur sa philosophie.

Renoncer à la philosophie, c'est renoncer à la morale et aussi au droit. De plus hautes obligations, sur la base de principes philosophiques solides et de réalités naturelles généralement humaines emportent aussi avec elles des droits plus élevés, inattaquables et une conscience plus profonde de son bon droit.

Se contente-t-on seulement de devoirs civiques, d'obligations économiques, ou de devoirs sociaux, alors on ne peut non plus exiger que des droits économiques, civiques ou sociaux.

Mais l'homme non-civilisé est encore conscient d'un droit "humain". On en arriverait à avoir du respect pour le "sauvage", ce non-civilisé, du moins s'il a pour le droit de son semblable du respect et des égards au même titre que pour le sien propre.

Cette fière attitude inébranlable, basée sur la profonde conscience de son droit d'homme, devient chez le muntu, à la lumière de cette vue plus profonde dans sa mentalité, une appréciable qualité de beauté humaine, au lieu de rester ce que nous y avions vu d'abord, l'obstination, la bestiale courte-vue, la sauvage possession de l'homme primitif.


B. L'homme bon ou mauvais. - L'éthique subjective

Après que nous avons vu ce qui forme les normes objectives, chez les Bantu, du bien et du mal, ontologique, moral et juridique, nous devons nous demander comment le muntu, doit se conduire, du point de vue des Bantu, à l'égard de ces règles éthiques, comme individu et comme membre du clan et citoyen.

Il y va ici d'obtenir une idée claire des notions bantu de conscience morale, d'obligation, de devoir, de dette, de responsabilité, de faute.
Quand et pourquoi le muntu se sait-il bon ou mauvais?
Quand et pourquoi le clan ou communauté politique nomme-t-il un de ses membres bon ou mauvais?
Quels sont les degrés et les nuances de bien et de mal dans l'homme?
Quelles sont pour les yeux de la communauté indigène les conditions et circonstances aggravantes ou atténuantes du mal?


1. L'homme pervers, l'anéantisseur (muloji, mfwisi, ndoki).

Il y a selon les Bantu un mal dans certains hommes, [dans certains êtres,] pour lequel on ne peut trouver de circonstances atténuantes. C'est le mal dans toute son expression, du plus haut degré. Et pour ce mal, dans toutes les familles des Bantu, le primitif, le muntu et aussi bien tous les primitifs du monde, ont une satanée terreur, la plus profonde et immense répulsion.

Buloji est pour le muntu comme une pourriture de son être le plus profond, des conditions mêmes de la vie. Et cette pourriture de l'être atteint également l'être des plus prochains [par une contamination ontologique].

La plus cynique des violations de l'ordre naturel, le pire crime est selon les Bantu la diminution de vie, ou "sorcellerie", consciente, voulue, méchante. On sait déjà, par l'étude de l'ontologie qui précède, qu'il ne faut pas pour cela nécessairement des "instruments de sorcellerie", ou n'importe quel autre moyen externe. La force vitale corrompue et voulant diminuer l'être, suffit pour cela. La force vitale peut directement renforcer ou diminuer une force vitale.

Pareille violation, pareil sacrilège volontaire de la vie, ce don de Dieu, les Baluba le nomment nsikani, mauvaise volonté, méchanceté. Il ne peut exister de raison assez grande pour justifier semblable influence de force contre nature.

Toute aversion, haine, envie, jalousie, médisance, calomnie et diffamation, et même la louange ou l'appréciation, l'estime insincères, sont en principe désapprouvés au maximum, comme autant de formes d'influence de vie corruptrice, anéantissante.

On reproche à ces hommes qui ont laissé paraître leur aversion ou leur envie: Vous voulez me "tuer", vous vous trouvez avec du buloji dans le coeur. Toute cette mauvaise volonté préméditée pour la diminution de vie d'autrui, est dénommée nsikani, méchanceté; la vraie mauvaise volonté, le vrai nsikani est seulement celui qui est intentionné contre la force de vie d'autrui et devient alors synonyme de buloji.

Pareil buloji malintentionné est alors aussi coupable au plus haut point aux yeux des Noirs; il est coupable envers Dieu qui a donné la vie et la veut, envers l'ordre naturel, et donc envers le droit naturel, et envers le droit positif humain. La communauté a le droit de légitime défense contre pareil malintentionné qui répand la mort et l'annihilation, ou la corruption de l'être.


2. La mauvaise volonté excitée ou provoquée.

Les Bantu connaissent [des conditions diminutives du mal, et] certaines circonstances atténuantes du mal. Ils reconnaissent qu'un homme peut être tellement excité par autrui, tellement provoqué, que sa bonne volonté vitale s'inverse en volonté anéantissante. On peut éprouver tant d'injustice de la part d'autrui qu'on peut être amené, comme malgré sa propre volonté, d'exprimer des malédictions, de vouloir la diminution de vie d'autrui.

Dans ce cas, l'on dit qu'on ne voit plus clair d'excitation, on n'a plus la vue claire, celui qui est troublé voit double. Mu meso mufita fututu, il devient tout à fait noir devant les yeux, disent les Baluba. Ou bien l'on dit: nakwatwa nsungu, je suis saisi par la colère, ou encore: bulobo bwamukwata, l'excitation l'a pris. Excitation, colère, indignation, obscurcissement des yeux ou du jugement sain ne sont pas des fautes, ni un mal moral, ni un mal juridique pour les Bantu; ces attitudes ou situation du sentiment humain ne sont pas encore en elles-mêmes une mauvaise influence, quoiqu'ils puissent y conduire. Ces situations sont conditionnées par des circonstances extérieures, revers, infortune, méchanceté et injustice de la part d'autrui, etc.

Mais quoique l'homme soit mis dans ces états par les circonstances qu'il n'a pas cherchées lui-même, pourtant la colère, cette colère involontaire, lorsqu'elle se tourne contre des hommes, peut suffire à exciter une influence de vie nocive.

L'homme n'est plus alors en état de respecter la vie, cet état lui-même constitue une anormalité, une situation contre nature de la force de vie, et cette situation anormale, ensemble avec cette volonté de détruire, irréfléchie, involontaire ou non méchante est suffisante pour agir sur les forces de vie qui sont en contact de vie avec cet homme, et sur toute vie inférieure contre laquelle la volonté mauvaise et excitée se dirige.

Mais il y a une différence marquée entre la mauvaise volonté de l'ensorceleur, du sorcier, dont question ci dessus sous le n°1, et cette mauvaise volonté provoquée d'un homme surexcité, quoique leurs manifestations [ou elles-mêmes] puissent être identiques.

[Cette différence se marque notamment par ceci que] d'un "sorcier", d'un réducteur de vie, on ne dira pas que cette volonté mauvaise l'a "pris"; on dit de pareil homme qu'il EST mauvais, qu'il A une volonté d'anéantissement; d'un homme provoqué on dira qu'il a subi la provocation par les circonstances ou le fait d'autrui, qu'il a été saisi par la colère.

Aussi longtemps que pareil homme reste sous l'influence, sous la saisie et possession de cette colère, aussi longtemps que sa vue lui reste noircie, on ne parle pas de faute ni de responsabilité. (Il s'agit ici évidemment d'une colère passagère, non d'une nature colérique, telle que certains la possèdent, car une telle colère chronique et permanente appartient plutôt à la volonté méchante d'anéantissement. [La conclusion est donc l'inverse de ce qu'elle serait pour une volonté entendue au sens européen.]

Mais quand l'homme qui a été ainsi l'objet d'une provocation revient au calme, lorsque la colère le quitte, et qu'il commence à se rendre compte de tout ce qu'il a dit dans sa colère, alors il est tenu de revenir de sa volonté involontaire de destruction à la volonté normale de respect de la vie et du renforcement de vie. Et comme pareille colère provoquée du dehors, est chaque fois manifestée extérieurement, il est également obligé de révoquer sa volonté destructrice passée, par un acte externe, de retirer ses éventuelles malédictions et de témoigner publiquement de sa bonne volonté, maintenant que ses yeux voient clair.

Reste-t-il obstiné après qu'il a été libéré de la possession de la colère, alors il est fautif, alors il y a de la mauvaise volonté chez lui, qui devient sienne et ne peut plus être expliquée par les circonstances externes.

La preuve extérieure que l'on est libre d'influence néfaste volontaire ou de mauvaise volonté consiste, après le témoignage exprès qu'on en fournit, dans le kupela mata, l'expulsion de salive. Cela a lieu lorsque deux amis se réconcilient, après querelle, lorsque ceux qui avaient lésé autrui le restaurent dans son droit et reprennent amitié, et lors de la confessio parturientis ou aveu de la femme qui doit accoucher, lors de l'adieu de père et fils au cas où le père s'était d'abord opposé au départ, etc. Nous dirons davantage plus tard, de tous ces cas.


3. La mauvaise influence de vie inconsciente.

Tout qui vit parmi les Bantu a suffisamment de documentation vivante de cas où quelqu'un est accusé de mauvaise influence de vie et est condamné à cause de la maladie ou de la mort d'autrui, quoiqu'il ne soit lui-même conscient d'aucune faute ni mauvaise intention. Parfois il n'y a pas de preuves externes, [d'instruments de preuve,] et comme Européen cela se voit clairement. Et pourtant l'on voit l'accusé, après quelques essais d'établir son absence de culpabilité, se soumettre aux décisions de devins, d'une ordalie, d'aînés, de sages, etc. et subir sa peine [ou mieux l'épreuve de poison, et s'avouer coupable et indemniser]. Pareils faits restent un mystère inexplicable pour le Blanc. C'est seulement dans ce que j'appelle la philosophie des Bantu que je trouve une explication satisfaisante.

Les forces de vie sont ordonnées par Dieu non par les hommes; l'ordre des forces est un ordre de l'être sur un plan ontologique et réel, dans la nature même, l'essence des choses, nullement une convention, un ordre purement extérieur, ou extrinsèque. Toutes les forces de vie se trouvent entr'elles dans une relation vitale intime et une influence de vie est possible d'être à être, sans l'aide de moyens externes.

Les forces de vie ne sont pas des grandeurs mathématiques quantitatives, ni des réalités statiques qualitatives définies par la philosophie; se sont des forces en soi, des forces agissantes et précisément des forces dont l'action ne reste pas confinée en elles ni sur elles-mêmes, mais des forces dont l'action peut vibrer à travers tout l'univers, dans la mesure d'une intimité de vie plus ou moins grande.

Dans un village de Baluba, je vis un jour un chevreau tout contrefait et l'on me dit: "Le propriétaire de cet animal ferait mieux de tuer cet animal parce qu'il va amener le malheur sur tous les animaux du village".

On a lu assez souvent comment jadis chez les Bantu des enfants contrefaits étaient jetés par leur parents dans la rivière. On sait comment des gens malades sont chassés du village ou transportés en forêt ou en brousse, jusqu'à leur guérison ou non. Et j'entendis raconter d'un Noir des environs de Stanleyville qui était allé se suicider après avoir battu sa mère. La peur de certaines tribus bantu pour le cas anormal ou plutôt extraordinaire de jumeaux est un fait connu. Dans la contrée de Mwilambwe, au Nord de Kamina, on abattit il y a environ deux ans une jeune antilope qui avait cinq pattes. Aucun Noir n'a mangé de cette bête, elle fut en son entier portée aux Blancs de la Mission protestante.

Il appert de tels cas que les Noirs admettent des influences qui ne supposent aucune conscience.

Chaque phénomène qui sort de l'ordinaire, chaque être anormal ou monstrueux, les Baluba l'appellent bya malwa et regardent ces cas extraordinaires comme un trouble de la nature, une force anormale.

Et puisque toutes les forces sont liées entr'elles par le rang d'ordre et d'influence de vie, il n'y a qu'un pas à faire pour conclure qu'une force qui <est> anormale en elle-même, peut facilement, sinon nécessairement, <agir> de manière anormale sur les forces qui y sont liées. Une monstruosité, un trouble de l'être n'existe pas seulement en lui-même, mais peut agir de manière troublante sur d'autres forces [ontologiques].

Les Bantu semblent donc admettre un certain automatisme entre les interactions des forces de vie, tout comme nous voyons en mécanique, la machine la mieux réglée, être détraquée par la cassure d'une dent du moindre des engrenages.

Ce que les Bantu admettent pour le règne animal et végétal, ils l'admettent aussi pour l'homme lui-même. Ils sont convaincus, je pense, qu'un homme alors même qu'il est animé des meilleures intentions vitales, peut pourtant encore avoir une mauvaise, malencontreuse influence.

Qui, en effet, connaît l'ordre ontologique concret jusque dans ses derniers détails? Les lois fondamentales de la causalité métaphysique sont connues de tout muntu, et également les lois générales de la physique bantu, notamment certains critères généraux pour reconnaître les sortes de forces vitales, mais la connaissance du concret est le domaine de l'incertitude, de l'éventuel, et de l'hypothèse. Seuls des clairvoyants, des devins ont la connaissance plus rare, la science du concret, et encore...

Combien de fois n'arrive-t-il pas que le devin se trompe, lubuko lutupile, disent les Baluba. La tentative de divination a échoué, n'a pas atteint son but, comme le chasseur peut manquer la bête encore qu'elle ait été si près de lui. Cette erreur de divination n'est pas pour les Bantu, comme pour l'Européen, la preuve de l'absurdité de toute divination. Pour eux c'est là une chose tout à fait explicable, qui résulte de la force même des choses, et du pouvoir de connaître de l'homme.

Les Bantu admettent donc, et ils en sont profondément convaincus, qu'un homme peut, par l'une ou l'autre action, par l'un ou l'autre état du sentiment, dont il ne se rend même pas compte, violer d'une manière quelconque cet ordre ontologique compliqué des choses, et pareille violation emporte son trouble, se venge.

Je ne vois que cette conviction philosophique qui puisse faire que le muntu soit résigné devant l'accusation de mauvaise influence vitale, alors qu'il sait en son for intérieur, qu'il n'a pas eu d'intentions destructrices de vie, conscientes et pleinement voulues.

Il doit presque se sentir comme quelqu'un qui va apprendre à conduire une auto et qui malgré une parfaite théorie et les meilleures intentions, exerce une fausse manoeuvre, avec comme conséquence une voiture démolie.

Que la communauté bantu ait le droit de se défendre contre pareille mauvaise influence, tout le monde en est convaincu: personne n'a le droit d'être une cause perturbatrice de vie, d'être envers la communauté, une mauvaise influence éventuelle. [Ne pas vivre] <La non-vie>, une force tuante, n'ont aucun droit, ils sont anti-ontologiques.


4. Que sont, au sens bantu, conscience morale, obligation, faute et devoir?

La conscience chez les Bantu

Les Bantu ont une conscience morale. Leur conscience, d'être bon ou mauvais, du bien ou du mal de ses propres actions, suit leur conception ontologique. Tous les Bantu ont une idée claire de l'ordre du monde, de l'ordre des forces, de l'ordre de la vie. Ils savent et disent expressément que cet ordre est voulu par Dieu. Ils sont conscients que par l'ordonnancement de Dieu, cet ordre des forces, cette mécanique des influences de vie doit être respectée.

Ils savent que ces forces avec leurs actions obéissent à des lois immanentes, qu'il ne faut pas jouer avec elles, et qu'on n'emploie pas ces forces de manière arbitraire. Ils connaissent la différence entre usage et abus. Et ils connaissent ce que nous appelons justice immanente, en ce sens que dans leur idée la violation de la nature se venge d'elle-même, et provoque du malheur. Ils savent trop bien que celui qui n'observe pas les lois ontologiques devient wa malwa comme disent les Baluba, un homme profanant, à l'être intime duquel adhère l'infortune, de telle façon que sa force vitale en est corrompue et agit aussi par contamination sur autrui.

Cette conscience éthique profonde est chez eux et philosophique et morale et juridique.


Le devoir chez les Bantu

L'individu connaît son devoir d'observer les règles morales et juridiques, s'il veut rester fort en vie, et croître encore en son être intime.

Le muntu comme homme clanique, sait qu'il peut exercer normalement, selon son rang dans l'organisation du clan, une bonne influence de vie, et qu'il le doit pour la perpétuation de son plan. Il connaît ses devoirs claniques.

Il connaît aussi ses obligations envers les clans étrangers. Les étrangers peuvent être encore aussi hostiles en pratique les uns envers les autres, pourtant les Bantu savent et disent qu'il n'est pas permis de tuer sans raison l'étranger. Les étrangers eux aussi sont des hommes du même Dieu, leur vie et force de vie doit, elle aussi, être respectée. Et la méchante diminution ou destruction de la vie étrangère est également un trouble de l'ordre ontologique, qui peut facilement se venger du coupable. Les obligations du muntu grandissent selon qu'il est lui-même plus haut en rang de vie. Le premier-né, le chef, roi ou empereur, n'ont pas seulement à être soucieux de leur propre force de vie, eux-mêmes et tous les leurs ne savent que trop bien que les agissements du premier-né ou du chef ont leur répercussion sur toute la communauté.

De là ce souci extraordinaire chez les peuples primitifs, de sauvegarder, par de multiples prescriptions très détaillées, règlements de vie et interdits, le chef, le fortificateur de vie de la communauté, de le sauvegarder de toute diminution de vie, et de le maintenir dans la pureté ontologique et dans l'intégrité de sa force vitale.

Faute et dette chez les Bantu

Les obligations des Bantu suivent par nécessité de vie et de nature. Faute et dette sont donc aussi plus grandes ou plus petites, selon qu'une action entame, avec plus ou moins de mauvaise volonté, la vie.

Nous avons effectivement déjà assez clairement montré, plus haut, dans quelle mesure les Bantu considèrent comme faute et dette:

La méchante destruction de vie ou buloji.
La mauvaise volonté provoquée de l'extérieur.
La mauvaise influence de vie, inconsciente.
Un nouvel exposé en serait un développement inutile

Kamina, le 7.2.45.

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CHAPITRE VI : RESTAURATION DE VIE

Sanction? [Compensation?] Indemnité? Peine? Amende? Purification ontologique?

Nous avons vu jusqu'ici comment, pour le Bantu, les êtres ou forces sont constituées en elles-mêmes, comment elles sont en relations réciproques, comment elles sont rangées, et comment elles peuvent agir les unes sur les autres selon l'ordre ou de manière troublante, en renforçant ou en affaiblissant.

Nous avons vu aussi comment l'homme, cette force vivante supérieure, exerce sur son milieu une influence soit nécessaire et normale, renforçante, ou anormale, troublante, annihilant la vie.

Et enfin nous avons vu, dans la doctrine du muntu, comment chaque muntu est obligé d'exercer - par Dieu, l'ordre de nature, la morale, le droit humain - une influence de vie normale et fortifiante. Et comment il doit aussi respecter la puissance de vie d'autrui, et ne pas entamer ni amoindrir aucune force de vie; que ce serait là un mal ontologique, moral et juridique.

Mais tout cela est l'allure de vie et l'ordre du monde idéal, tout cela est comme il se doit. L'état pratique des choses est entièrement différent, il y a beaucoup de mal, beaucoup de trouble, de mauvaise volonté et de buloji. Mais cela veut-il dire qu'il n'existerait pas de lutte entre ces forces qui sont faites pour la vie et tout ce mal, qui existe en réalité et n'est que destructif de vie?

Le monde n'est-il pratiquement rien que buloji, rien que volonté de corrompre et injustice, et n'existe-t-il donc pas d'ordre pratique, malgré tout le mal existant? Force de vie, ordre et droit ne sont-ils qu'<une> hypothèse? Une utopie? Le monde entier, l'univers réel n'est-il rien d'autre qu'un non-sens?

C'est la question qui revient éternellement à la bouche et monte du coeur, plus des civilisés que des primitifs. Le droit existe-t-il? La justice est-elle? Dieu existerait-il? Pourrait-il tolérer tant d'injustices et les horreurs de notre époque?

Les Bantu sont encore convaincus que la vie est plus forte que la mort, le droit plus fort que l'injustice, la volonté de la vie plus forte que la volonté de destruction, en fin de compte certainement à l'intervention de Dieu. Dieu a son droit, son plein droit, et il l'exerce malgré ou contre celui qui veut le violer. Il peut aussi intervenir en cette vie pour exiger ses droits, en envoyant adversités et infortune. Il a mis dans l'ordre ontologique des forces une puissance automatique de défense contre la volonté malveillante de nuire et de détruire. Les premiers-nés, aussi bien défunts qu'encore vivants, ont reçu de Dieu des armes redoutables: malédiction et retrait de l'influence paternisante, de l'influence qui protège la puissance de vie et le rang vital. Chaque homme a reçu, avec sa puissance de vie, le droit à sa vie et les moyens pour exiger ses droits et au besoin de les restaurer. Dieu n'a pas donné une force de vie vaine mais une force qui est puissante en elle-même, et forte aussi contre la malveillance anéantissante. Même les bons manga ou les forces naturelles vivifiantes ou protectrices ou les moyens magiques ont toujours en elles, virtuellement, la puissance d'exercer une influence néfaste sur ceux qui ne les emploient pas comme il faut, ou contre ceux qui s'approchent de leur usager ou propriétaire, avec des intentions mauvaises.

Ainsi les Bantu sont bien convaincus qu'il n'existe pas seulement un ordre idéal, hypothétique et un droit spéculatif mais un ordre pratique, une force de vie réelle, qui trouve en elle les moyens de réparation de la vie ou du droit. La force de vie est armée pratiquement contre l'amoindrissement de vie et contre l'injustice.

Pour bien comprendre maintenant en quoi consiste la lutte entre le bien et le mal, de la vie contre la mort, du droit contre l'injustice, chez les Bantu, nous devons nous demander:

1. En quoi consiste le mal et l'injustice,
2. quel mal et quelle injustice doivent être réparés,
3. comment ce mal et cette injustice peuvent être réparés.


1. En quoi consiste surtout le mal et l'injustice?

Il est nécessaire d'y revenir quelque peu pour bien saisir ce que les Bantu veulent avant tout voir restauré lorsqu'il y a eu mal ou injustice.

Il a été montré à suffisance ci-dessus quel est le mal et l'injustice par rapport à Dieu et au regard des forces de la nature ou de l'ordre naturel, expression de la volonté de Dieu.

Envers les premiers-nés le mal et l'injustice consistent à diminuer et à renverser leur rang de vie, à vouloir soi-même décider de la terre ou des biens claniques comme ayant-droit, ou à constituer des contrats comme souverain avec des étrangers ou à aller réclamer justice chez eux.

Entre semblables, entre étrangers égaux en droit, l'injustice n'est pas en premier lieu simple "injustice" mais, comme envers Dieu, envers l'ordre des forces naturelles et envers le rang de vie clanique, l'injustice envers l'étranger est au premier chef aussi bien diminution de vie, mal ontologique, violation d'être, et ce n'est qu'ensuite que le mal est "injuste" et ce n'est qu'à cause de cela.

Nous avons vu précédemment que la "vie" du muntu n'est pas limitée à sa personne, mais qu'elle s'étend à tout ce qui est relation de vie avec sa puissance de vie, comme force primogénitale paternisante ou comme force de vie soumise par influence: enfants, terre, possessions, animaux domestiques et tous biens.

Comme tout bien que l'on fait à quelqu'un et toute aide ou protection que l'on accorde à quelqu'un sont regardés en premier ordre comme un bien, un secours pour la vie de l'être, comme un renforcement de la vie ou un sauvetage de vie, et tirent leur valeur de la valeur de la vie renforcée, ainsi aussi toute injustice, si petite ou matérielle soit-elle, constitue en premier lieu un attentat contre la "vie" elle-même. Toute injustice est au premier chef une violation de la puissance de vie et tire sa grande malfaisance de la grande valeur de la vie humaine, du don de Dieu par excellence. En ce sens, toute injustice est un mal aussi grand que la vie elle-même est grande, tout attentat à la vie humaine est un mal infini pour elle et en tout cas beaucoup plus grand que le dommage matériel, calculé économiquement ou financièrement. Ce ne sera donc pas non plus le dommage matériel mais bien le degré de violation de la vie qui sera la norme de la réparation et de l'indemnité.


2. Quel mal ou injustice doit être réparé?

Puisque, dans toute injustice, pour les Bantu, le pire mal se trouve, comme vrai mal, dans un attentat à la puissance de vie, il serait bien étonnant que le premier souci, la première intention des Bantu en exigeant réparation serait: oeil pour oeil, l'exacte restitution de ce qui fut dérobé, avec une indemnité bien mesurée et qu'ils auraient établi une liste-tarif qui ne serait pas basée sur ce qui forme pour eux le centre de l'univers notamment l'homme même. Comment se pourrait-il qu'ils aillent mesurer le mal et l'injustice à des choses extérieures à l'homme et négliger ce qui constitue à leurs yeux le principal, la restauration de l'ordre ontologique, de la puissance de vie, qui a été entamée?

Les réparations matérielles elles-mêmes sont considérées de ce point de vue et ne sont envisagées que comme une partie de la réparation de la vie ou même comme une sorte de restauration de vie.

Il faut et l'on peut étudier le droit coutumier des peuples claniques sur son terrain propre, en lui-même; c'est seulement par ce moyen que par comparaison et par isolement de ce qui est commun, l'on pourra systématiser l'organisme universellement humain du droit coutumier et du droit primitif. Et ce système sera là devant nous comme un ensemble solide, comme une construction bien ordonnée, mais le sens de ce droit coutumier, son esprit, ses règles obligatoires, son fondement rationnel le plus profond ne se trouve que dans la philosophie primitive, dans un droit naturel et une ontologie qui sont selon les primitifs eux-mêmes. C'est cette vérité qui fut si bien pénétrée par E. Possoz dans ses Eléments de droit coutumier nègre. Un juriste peut systématiser le droit primitif, seul la philosophie primitive peut la faire comprendre.

Le droit primitif est un droit de l'homme et non pas un droit des choses; c'est un droit de la puissance de vie, de la vie, et non un droit des biens ni des propriétés.

C'est la philosophie des forces de vie seule qui peut nous faire comprendre du point de vue bantu le caractère rationnel de certaines règles juridiques coutumières qui seraient sinon incompréhensibles pour nos esprits de forme économique.

Une couple d'illustrations.

Lorsque un Moluba aide un homme d'un autre clan dans un besoin pressant, lui prête trente ou quarante francs, qui lui permettent de payer son impôt, ou de se libérer de prison, alors ce Moluba sait, et chaque Moluba pense avec lui, qu'il a "sauvé, délivré" cet autre Moluba. Pour eux il ne s'agit ici ni d'avance, ni de prêt; ou bien oui, il s'agit en effet d'un prêt matériel, mais le sens juridique de ce prêt est uniquement: kukula, comme disent les Baluba, "sauver, délivrer", sauver ou délivrer un "homme", un muntu.

Constamment je le vois survenir chez les Baluba, que pour la délivrance d'un homme, il est réclamé... et livré, - et nous dirions que c'est un prêt d'autant de francs - un fusil, un collier de perles cher, (lukanga lwa nsamba) ou une somme dix fois plus forte. L'affaire vient-elle devant les juges à cause de la mauvaise volonté du sauvé, la sentence reste: "Reconnais ton sauveur".

Combien de fois ai-je interrogé là-dessus des juges raisonnables, des sages ou des anciens, et combien de fois me suis-je fatigué à leur démontrer que pareilles pratiques constituent de la vulgaire extorsion et du battage d'argent. La réponse sereine de la sagesse bantu reste indifféremment: "ne l'a-t-il pas sauvé?" Cela se fait très souvent chez nous et ils donnent des exemples où eux-mêmes ont dû payer.

Il y a quinze jours (février 1945), le chef du village Kapundwe me raconta l'histoire suivante. Un de ses amis du village voisin, Busangu, lui avait confié un agneau. Un jour on voit le chien de Kapundwe en train d'avaler l'agneau. Probablement celui-ci était-il mort naturellement et non pas mordu à mort par le chien. Il court tant de moutons dans le village et l'on n'avait jamais constaté que ce chien avait tué un agneau. En tous cas, personne n'avait vu que le chien avait pris l'agneau. Pourtant Kapundwe a déjà donné à son ami un agneau en remplacement, plus un autre agneau; et encore un, ce qui fait trois, et par dessus le marché encore cent francs.

Il est naturel que Kampundwe trouve tout cela assez fort; il n'est peut-être pas exagéré de dire que l'homme de Busangu est exigent; mais ce qui nous étonne davantage c'est que Kampundwe, fut-ce avec un visage amer, a payé, et cela sans intervention de juges.

L'ami de Busangu dit, et cela s'entend répéter constamment en matière de procès: binsansa, la perte de mon agneau me fait de la peine, me cause un "tort", et ce n'est qu'avec trois agneaux et cent francs que je pourrai me guérir de ce mal et l'oublier, et que je redeviendrai un vivant, joyeux à nouveau.

Si Kapundwe avait su sans aucun doute que son chien avait mordu l'agneau, il n'aurait même pas pensé à se plaindre ainsi à moi qui discutais le coup.

A côté de tout dommage économique, au-dessus de ce dommage, compte, pour le Moluba, la peine, binsansa, le frissonnement de l'être humain, le tort. Et ce frissonnement de la vie doit être réparé. L'homme froissé doit être restitué dans sa sérénité, dans la joie de vivre, dans son intégrité, dans sa plénitude de vie. Restauration de vie est le sens des indemnisations matérielles elles-mêmes.

Et quel est le rôle des juges? Est-ce de mesurer et de déterminer avec précision combien quelqu'un est coupable et combien il doit payer? Les juges, selon le droit antique, ne font que décider qui est "blanchi" ou qui est "noir", qui est en forte position ou qui se trouve en état faible et "tombe". Et pour les deux parties la question est d'être déclaré blanc et frotté de kaolin (mpemba) blanc ou au besoin de cendres blanches, parce qu'il est manifesté par là que l'on est intérieurement blanc, ontologiquement pur, libre d'influence néfaste, libre de volonté mauvaise. Le perdant est reconnu noir, ontologiquement sale, intérieurement mauvais, parce qu'il avait attenté à la "vie" de son semblable.

A déclarer blanc ou noir, le droit fut dit. Le blanc ou fort va alors exiger le rétablissement de sa vie, des indemnisations matérielles, économiques, une "restitutio ad integrum", etc. Tout cela suit alors et dans une société bien ordonnée cela peut se passer sous la surveillance de porteurs de l'autorité. Mais la détermination de ce qui doit être donné ou défini n'est déjà plus de la jurisprudence proprement dite; c'en est de la personne humaine diminuée elle-même à dire ce qu'elle pense nécessaire au rétablissement de sa plénitude de vie et les juges peuvent bien confirmer alors les exigences posées par le plus fort.

Nous donnerons plus tard d'autres applications et illustrations des principes. Ici je n'ai pensé qu'à montrer combien la réparation du droit lésé est, selon la philosophie bantu, en premier lieu une réparation de vie.


3. Comment mal et injustice sont-ils réparés?

a. Le mal envers une force de vie supérieure

Le mal envers les puissances de vie supérieures: Dieu, les fondateurs du clan, les premiers-nés défunts ou encore vivants, ne peut être considéré comme une violation ou une diminution de forces plus fortes. Selon la conception de l'être par les Bantu, il est métaphysiquement impossible qu'une vie inférieure diminue une vie supérieure.

Mais une vie inférieure peut méconnaître, mépriser une vie supérieure, le plus petit peut se lever contre son premier-né. Le malveillant qui ose cela fait comme s'il voulait attenter à la vie supérieure et la diminuer; comme s'il voulait se mettre à la place, au rang de vie de ses aînés. Sa conduite, qui ne tient pas compte du plus haut rang de vie de Dieu, des fondateurs de la tribu et des ancêtres ni des premiers-nés ou des "pères" vivants ressemble à une annihilation pratique de leur plus haut rang de vie.

Pareille conduite, encore que la puissance supérieure de vie n'en soit pas diminuée, n'est pas seulement ce que nous nommerions: orgueil, manque de respect, outrage, injustice mais est, dans la conception des Bantu, et surtout, un trouble ontologique, une violation du rang de vie.

Aussi la réparation d'un tel dommage n'est-elle pas conçue comme une réparation proprement dite de vie, une réparation de vie amoindrie, mais comme une reconnaissance de l'ordre de vie et du droit vital de l'être et est réalisée par des offrandes propitiatoires, des purifications ontologiques ou par les soi-disant purifications "magiques" ou "rituelles" du village et de ses habitants. (C'est ainsi que les Baluba parlent de koyija kibundi, "laver" le village).

Quand une maladie épidémique règne par tout le village et que beaucoup de gens meurent les uns après les autres, etc., alors on ne parle plus de lubuko, divination, de manga ou de remèdes magiques, de kulowa ou de jeter un sort par tel ou tel. On dit alors que les forces supérieures sont troublées, c'est-à-dire Dieu, les fondateurs du clan, les morts en général, en somme toute la masse des ancêtres. Les Baluba donneraient beaucoup si le Père missionnaire était prêt à laver leur village avec son eau bénite puissante, car ils sont conscients que leur race est en train de se mourir. Pareil malheur doit venir de haut. [Sur terre Dieu peut montrer sa puissance par bipupo, dans l'au-delà par un malheur éternel.]

Ici il faut dire un mot de la relation dans laquelle les Bantu se sentent par rapport à des forces supérieures ou premiers-nées du monde invisible (Dieu, les ancêtres, les fondateurs) et des rapports juridiques existants entre le muntu vivant et son ascendance en ligne directe, jusqu'au Dieu. Je ne pense pas que les Bantu se considèrent envers les premiers-nés comme ayants-droit contre des ayants-droit. Et leur rapport avec la vie supérieure, avec des forces premières, leur soi-disant culte envers Dieu ou les ancêtres, n'ont, je pense, aucun caractère contractuel.

Dieu est le donateur de la vie. La vie n'est qu'un don. Le donateur ne peut pas être contractuellement obligé envers le donataire. Les Juifs furent conscients d'un contrat entre Jéhovah et le peuple juif. Les chrétiens, s'appuyant sur une révélation, parlent d'un nouveau contrat (alliance ou testament) entre Dieu et les hommes. Les Bantu ne sont pas conscients d'un contrat entre eux et Dieu, ni les ancêtres. Et leurs rapports avec Dieu ni les ancêtres ne manifestent aucun caractère contractuel. Les Bantu ont assez de proverbes où ils disent et répètent que Dieu distribue ses dons mais aussi les infortunes selon son bon plaisir, qu'il n'y a rien d'autre à faire pour le muntu que d'accepter, qu'on ne peut exercer une action en justice avec Dieu.

Lorsqu'on demande à des Noirs: "Ne reprochez-vous pas quelquefois à vos fondateurs et ancêtres qu'ils ne vous protègent pas bien?" Ils répondent: "Comment pourrions-nous leur faire des reproches, les gourmander, les chasser ou négliger de les honorer? Ne sont-ils pas les grands que nous avons déjà rencontrés lors de notre naissance? Ils sont avant nous. Les fondateurs de la tribu surtout sont tant de rangs de vie et de générations avant nous, les vivants; ils sont si près de Dieu même que beaucoup de Bantu les confondent presque avec Dieu même. Ne sont-ils pas eux-mêmes le dernier échelon humain entre la tribu et Dieu, les premiers représentants et mandataires de Dieu envers toute la descendance?" Le plus haut représentant, le transmetteur direct d'une influence vitale d'une force supérieure est considéré par les Baluba comme une personnification de cette force supérieure et est souvent nommé du nom de celle-ci.

On pourrait croire que les enfants ou puînés ont au moins le droit envers leurs parents et ancêtres à la continuité de la vie et à un renforcement de vie. Mais chez les Bantu les enfants ne sont pas considérés comme existant indépendamment de leurs parents, comme ayant une puissance en dehors de leurs parents, ou comme ayant des droits par eux-mêmes. Si des ancêtres ou aînés ont un devoir de vivifier la vie c'est là un devoir ontologique envers la vie du clan, devoir qui vient surtout d'en haut, devoir qui coïncide avec leur propre besoin de vie et la conservation de leur vitalité propre. C'est l'aîné qui se fortifie lui-même, se perpétue lui-même dans une puissante progéniture. Ils ne "peuvent" donc pas souhaiter l'anéantissement de leur descendance et ils sont comme incapables de pécher contre la vivification de leur progéniture. Les ancêtres, pour cela, sont déclarés saints. Ce ne sont que les premiers-nés vivants ou les pères vivants du clan qui peuvent être repris, réprimandés, conseillés par les aînés du clan, presque leurs égaux, lorsqu'ils menacent par leur conduite de diminuer la puissance de vie du clan.

En tous cas, un enfant ne contracte-t-il pas avec son père et le vivant encore beaucoup moins avec les fondateurs du clan. Entre ces derniers les rangs de vie sont trop différents; il n'y est pas question de conclure ni de rompre un contrat, cela serait équivalent à une déclaration d'indépendance.

La puissance de vie résulte pour les Bantu d'une étroite connexion avec les ancêtres et premiers-nés, et s'il y a eu des fautes commises, on ne peut arranger cela, et cela doit l'être pour éviter des malheurs, qu'en portant avec repentance des offrandes de propitiation et en reconnaissant le rang de vie supérieur des ancêtres, par la réparation de l'ordre ontologique.

b. Le mal envers les inférieurs

Dans le sens préindiqué, l'aîné, et je parle ici plutôt de l'aîné encore en vie, peut faire du mal à sa descendance. Il peut "ne pas paterniser", diminuer ainsi ceux qui le suivent, leur donner un état de vie affaibli, il peut souhaiter du mal et maudire. Tout cela emporte diminution de vie pour les siens, une diminution de vie qui peut aussi fournir l'occasion à d'autres forces de destruction étrangères d'agir sur cette descendance affaiblie. Quoique cette diminution de forces ne soit pas une rupture de contrat, pas une violation de droits qui existeraient en dehors du premier-né et indépendamment de lui dans les puînés, c'est là pourtant un péché contre nature, un péché contre la vie. Agir ainsi, c'est pour l'aîné agir contre la volonté de Dieu, contre sa propre vie, laquelle contient alors celle des siens, contre la communauté clanique et ses fondateurs, à partir desquels et par lesquels il est renforçateur de vie et doit l'être pour sa progéniture.

Pareil mal peut seulement être réparé en se mettant soi-même dans l'ordre précis de vie envers les siens. Il existe chez les Baluba un maudire ou souhaiter du mal, kufinga, mais il existe aussi la réparation, la rétractation de la malédiction, - chez les Baluba: kufingulula. Il existe des péchés contre la vie des mariés, des péchés (rapports interdits hors mariage) qui par exemple font sortir une mauvaise influence de la mère sur l'enfant à naître, mais il existe aussi la restauration de la bonne influence, par la "confessio parturientis", la confession de ses fautes. Il existe l'opposition du père contre le départ de son fils au travail chez le Blanc, ou à l'école du Blanc, et lorsque ce fils persévère dans sa volonté, il existe le retrait de l'interdiction ou mieux le consentement, donné au moyen d'une sorte de "bénédiction", le kupela mata, le crachement de salive, ou l'acte de donner de la salive dans une feuille pour la route, en signe que le fils ne part pas avec la malédiction ou avec la volonté annihilante du père.

Un mari peut accuser sa femme d'être cause de la maladie de son enfant par une influence néfaste, et il peut demander de kutompola, de se plaindre, haut et clair, pour écarter de soi la mauvaise influence éventuelle, ou pour fournir une preuve qu'elle en est exempte.

La réparation du mal, de la diminution de vie des siens, consiste dans la restauration de la bonne influence "paternisante", restauration qui est chaque fois montrée et prouvée par des signes externes.


c. Le mal envers des égaux [collatéraux]

1. Restauration de vie envers des morts et des esprits

Il existe pour les Bantu une différence expresse, essentielle entre les ancêtres et les nombreux défunts, surtout ceux du passé plus récent qui n'appartiennent pas précisément à la ligne ascendante ou lignée du pouvoir, à la hiérarchie selon laquelle l'influence vitale des pères est descendue sur les vivants actuels.

Les fondateurs de clans, les pères de la tribu se trouvent si haut au-dessus des Bantu vivants dans la hiérarchie des ordres de vie, et si près du Créateur, qu'ils ne sont même plus appelés des bafu, morts ou défunts, mais ba-vidye (chez les Baluba) ou des êtres spiritualisés, comme des "dieux", des "créateurs". Ce sont en effet les premiers vivificateurs sous Dieu et après lui-même, et la personnification, pour chaque clan, de Dieu lui-même.

Aussi existe-t-il une différence marquée entre les batata comme disent les Baluba et les Bankambo, cette lignée ascendante de pères du clan qui remonte jusqu'au fondateur même et les bafu, les morts communs du clan, qui n'ont jamais régné comme pères et dès lors ne le sont pas non plus comme défunts.

Comme il a été dit plus haut à propos des relations des êtres, ou ontologiques, et à propos des rapports juridiques entre les pères de clan ou ancêtres et la communauté des vivants, ceux-ci se trouvent comme des enfants nouveaux-nés, sans parole, devant leurs pères claniques, origines de la vie, de la sagesse et du droit. Ces rangs de vie diffèrent plus que ne diffèrent ceux d'un nouveau-né et d'un vieux sage vivant.

Pères de clan et ancêtres sont là, pour le clan comme clan, et pour chaque membre du clan comme membre du clan; d'eux vient la puissance de vie de tout le clan.

Aussi les rapports des vivants avec leurs ancêtres et fondateurs sont-ils essentiellement claniques, communautaires et hiérarchisés. Le culte, la demande, les offrandes aux pères du clan sont l'affaire de tous les membres du clan mais ils se pratiquent par l'intermédiaire du premier ou père de clan vivant. Ici, pas question de contrat ni alliance, comme entre ayants-droit ou pairs. Ici n'existe que l'allégeance obligatoire, la demande respectueuse, ou le kutompola, la plainte, comme à l'égard de Dieu; rester en rapport de vivant. Jamais outrager ni injurier, jamais mépriser ni reprocher, jamais chasser ni rompre les relations ni le contrat. Cela ne signifierait que la mort même des vivants. Lors d'une calamité publique, il n'est pas question d'un manquement ou d'une faute de pères du clan, mais seulement d'une allégeance repentante de vie renouvelée, pour à nouveau pouvoir être heureusement influencé par les ancêtres.

Mais envers les morts (bafu) ordinaires il en va tout autrement. Tant de morts des temps anciens sont oubliés, sont "partis" pour de bon; les morts des temps rapprochés on les connaît encore, on les a connus en vie. Ils sont plus ou moins considérés comme des égaux, comme des trépassés ordinaires, membres du clan et de la famille.

Entre ces morts et les survivants les relations sont parfois claniques, parfois individuelles, parfois de droit naturel, parfois assez contractuelles. Ces relations, toujours conçues selon l'ontologie bantu, comme relations d'influence vitale, peuvent être soit selon l'ordre, soit troublantes, bonnes ou mauvaises, justes ou injustes, aussi bien du côté de ces morts ordinaires que des vivants. Et la restauration de vie sera alors une allégeance soit renouvelée soit adoptée, ou bien il y aura rupture de relations, selon que l'on a affaire avec des relations claniques ou simplement individuelles.

Voici une paire d'exemples.

Peu de temps après la mort d'un muntu on ressent si l'on a affaire avec un bon ou un mauvais mort. Le devin trouve si une maladie ou un décès, peu après une mortalité, sont attribuables à l'influence vitale d'un mort. Pareil mort, qui vient attaquer la vie des membres du clan ou son clan même, qui répondait de lui, et continue à en répondre, pareil mort qui met son clan dans une situation juridique affaiblie par exemple en allant diminuer ou tuer des étrangers, est appelé chez les Baluba un mufu wa kizwa, un mauvais mort, un mort rancunier, un mort méchant (wa nsikani).

Les responsables de ce mort répareront alors les fautes éventuelles ou négligences dans le deuil ou les soins des morts ou à pourvoir les morts ou à réparer leur honneur, pour que le mort ait sa pleine "vie de mort", à laquelle il a droit.

Mais lorsque la faute connue a été réparée et qu'il ne peut plus être question chez les vivants d'une faute patente, alors ce sera le mort qui sera en faute au cas où sa mauvaise influence ne cesse pas. Il n'a pas le droit d'affaiblir ainsi le clan directement ou indirectement. Ici l'on se trouve alors comme devant un cas de buloji par un mort. Et la restauration de la vie, la réparation du mal ne peut consister alors dans une lutte des membres vivants du clan contre ce membre méchant du clan, que dans la légitime défense de la vie contre ce qui détruit la vie. On injurie et outrage ce mort, on essaie de la chasser, et s'il le faut et que ce n'est pas possible autrement, par des manga ou "forces de la nature", et quand tout cela ne sert à rien, on fera appel à un homme des manga pour enlever au défunt ses dernières forces, les paralyser, de telle sorte qu'il ne puisse par exemple plus avoir aucun rapport avec un vivant, même ne puisse plus jamais être réincarné, l'amoindrissement suprême. On déterre le cadavre et on le brûle, les cendres sont jetées au vent, et il est dit alors du mort chez les Baluba qu'il est parti pour le Kalunga ka musono ou le Kalunga ka masika, le lieu du malheur, d'où nul ne peut plus revenir ni produire le moindre effet sur la vie. Alors il est tout à fait "mort".

C'est ainsi que l'on opère la restitution de la vie ordonnée, la restauration de la vie juste sur la vie perverse, troublée, annihilante. C'est une purification ontologique du clan.

Encore un exemple de relations claniques. Un mort ordinaire peut "suivre" une femme (kulonda, en kiluba) pour être réincarné par elle, renouveler son nom dans le clan. C'est là une bonne influence, vivifiante, une influence de vie et de renforcement du clan; laquelle ne peut exister en dehors de l'influence vitale des batata ou ancêtres, ou sans elle, desquels ancêtres ce mort a tiré lui-même son nom. Pareille influence n'est pas refusée et ne peut l'être; ne pas donner le nom du mort "suivant" ou "revenant" à l'enfant, serait une faute chez les vivants, et laisserait l'enfant en dehors de l'influence de son protecteur ou renforçateur.

Mais il y a aussi des morts qui peuvent suivre quelqu'un pour des fins plus personnelles: par exemple pour leur chasse. Cette "poursuite" se manifeste par un événement anormal ou extraordinaire: maladie, songe, présage, que l'on rencontre par exemple en chemin, etc., événement qui ne peut alors être expliqué par le devin que comme un avertissement de tel ou tel mort ou génie.

C'est ainsi que l'on parle chez les Baluba de génies de chasse, bakisi ba luvula, génies de la chasse qui sont comme le vent, n'ont pas corps, n'ont jamais été hommes, n'ont pas de nom humain et ne "naissent" pas non plus parmi les hommes. Ils "suivent" pour qu'un chasseur chasse avec eux, les honore, leur fasse des offrandes, et jouisse alors de leur protection, ait de la chance à la chasse, ait un fusil fort.

Le chasseur consent évidemment à cette protection et s'élève un petit lieu de prière et d'offrande pour son génie. Il invoque ce génie ou ce mort comme "mon génie", mon mort, aide-"moi". Mais quand ce génie ou ce mort ne se montre pas assez efficacement protecteur, l'honorant dira: "Comment? Vous me suivez pour que je chasse avec vous et que je vous fasse des offrandes? Je fais mon devoir mais vous ne faites pas le vôtre. Alors je ne fais plus rien pour vous non plus. Et il délaisse alors son lieu de prière ou renverse d'un coup de pied sa case des génies ou de morts: visiblement, des relations individuelles ou contractuelles où il y a des droits et devoirs réciproques, et où l'injustice est rétablie par des reproches et la rupture du contrat.

C'est de "l'histoire" pour le Baluba, pour beaucoup de Bantu, et probablement aussi pour tous les peuples primitifs, que leur philosophie a évolué d'une philosophie simple mais s'est de plus en plus, par des conséquences tirées de l'influence de vie, du renforcement de vie, tournée vers des applications "magiques" plus compliquées. Applications qui végètent et étouffent la simple vie clanique communautaire et le culte des ancêtres, pour mettre à la place, des pratiques "magiques" individuelles, cent fois multipliées, et des pratiques de renforcement de vie sans plus de lien avec la hiérarchie clanique ou en-dehors de cette hiérarchie. Nous nous trouvons maintenant chez les Bantu devant des abus de l'abus originel de l'influence de vie et du renforcement de vie.

Et c'est probablement l'étude de ce qui existe encore actuellement qui pourrait faire conclure les ethnologues que chez les Bantu le culte des morts serait contractuel.

Je crois qu'il est plus conforme à la réalité de l'évolution ou de la "déformation" que l'arbitraire individuel et contractuel étouffe l'antique droit naturel clanique. Mais beaucoup de vieux et certainement les conservateurs têtus des Baluba ba Kasongo a Nyembo, pénétrés de philosophie, vivent encore aujourd'hui la vielle philosophie et l'ancien droit clanique.


2. Restauration de vie entre vivants égaux en droit

Aussi entre vivants égaux en droit les troubles ontologiques ou métaphysiques, les diminutions de l'être et le mal juridique peuvent être restaurés et la vie réparée.

Le buloji ou foncièrement mauvais vouloir de l'être ne peut être amélioré; il n'y a à cela qu'un moyen: extirper ce mal intrinsèquement mauvais au moyen de la vie qui a tout droit. Celui qui EST mauvais, qui EST amoindrisseur de vie, sa force doit être paralysée par tous moyens, y compris la mise à mort, et la crémation. Et toute la communauté peut et doit y participer. Le muloji est l'ennemi n°1 de tout son milieu; il ne reconnaît plus de lois, ni ontologiques, ni juridiques, ni claniques, ni interclaniques.

Comme il a été dit auparavant il existe aussi une malveillance provoquée, qui ne cherche pas le mal pour le mal mais qui a néanmoins une influence qui diminue la vie des semblables.

Avec pareil excité on attend qu'il revienne de nouveau à son calme, jusqu'à ce que la colère le quitte. Alors on lui demande compte de ses mauvais propos ou actes ou bien en donne-t-il lui-même l'explication et répare ce qu'il y a à réparer.

Pareille réparation, même y eut-il en outre réparation de dommage matériel, pareille réconciliation ou pareille conciliation à l'amiable, ne s'effectue pas sans la bien consciente et volontaire intention ou en dehors de la signification de "restauration de vie" ou restauration de l'ordre ontologique. Des malédictions furent-elles prononcées, par kufinga, on les rétracte par kufingulula; avait-on fait des tentatives pour jeter le mauvais sort, kulowa, alors la mauvaise influence éventuelle doit être neutralisée, kulobolola; la partie adverse fut-elle atteinte par l'adversité, alors la réconciliation s'accompagne de kusubula, enlever le malheur pour restituer la partie adverse affaiblie, dans sa force antérieure, avec attouchements symboliques des articulations au moyen d'un fer "fort". Les mauvaises influences éventuelles sur la chasse communautaire sont neutralisées par kutula mwifyaku, la confession du maudissant, et lors de toutes ces sortes de restauration de la vie il est livré une preuve extérieure de l'expulsion de mauvaise volonté par le kupela mata, crachement de salive.

Lorsque celui qui fait ou a souhaité le mal par une mauvaise volonté provoquée par autrui est arrivé à récipiscence mais reste néanmoins plein de rancoeur, et qu'il ne veut pas spontanément réparer la vie amoindrie de l'adversaire, alors on peut obliger à restauration de vie par la contrainte par corps et par violence, avec ou sans jugement officiel.

S'il a été fait du mal entre égaux, dans le clan, alors le père du clan a le pouvoir de ramener le perturbateur, le violateur de la vie à l'ordre, il peut le réprimander, le menacer, le maudire, le "placer après le lésé" dans le rang de vie ou, ce qui est pis, ne plus le reconnaître comme fils et par là le faire totalement sans droit en ne voulant plus intervenir dans les affaires de justice comme faisant droit ou premier-né de ce membre perverti du clan.


3. Nous connaissons ensuite un troisième genre d'influence mauvaise chez les Bantu, une influence inconsciente

Comme les Juifs pouvaient devenir inconsciemment, innocemment impurs, par exemple en passant par une tombe ancienne devenue invisible, ainsi les Bantu peuvent avoir troublé l'ordre ontologique, l'ordre des forces, sans l'avoir voulu sciemment. Et ce désordre, cette violation doivent être réparés car sinon il en résulte du malheur. La restauration de vie consiste pour toute communauté bantu en ce fait que "le mal, qui est cause de mal, est enlevé de leur milieu". La vie de la communauté doit être lavée. C'est en ce sens qu'il faut expliquer l'usage de faire disparaître des nouveaux-nés difformes, de les jeter dans la rivière ou dans la forêt. Toute anormalité, tout défaut, tout mal physique ou maladie, tout cela est buloji, peut être fauteur de mal comme étant violation de l'ordre et pour tout cela existent des pratiques de purification, des rites neutralisants, des interdits, des cérémonies de soumission avec "dons" aux ancêtres, des "ablutions" rituelles de tout le village, etc. Qui n'en a vu des dizaines d'exemples ici chez les Bantu?


Conclusion

Ainsi je crois avoir suffisamment montré, quoiqu'en quelques traits généraux, comment le combat entre la vie et la mort, entre le bien et le mal, entre le juste et l'injuste ne se termine chez les Bantu que par la restauration de vie.

Dieu exige reconnaissance de son rang de vie, s'il le faut en envoyant des bipupo, des plaies communes, et rétablit, s'il le faut, par la force et la démonstration de sa "puissance" en enfer (le Kalunga ka musono) son rang de vie suprême, sa primordialité.

Les pères de la tribu et les ancêtres défunts agissent dans le même sens, mais sous Dieu, suivant l'ordonnancement de Dieu, mais dans une mesure moindre que Lui. Pour des inférieurs il n'y a qu'un seul moyen de vie, vers le bien et vers le droit, c'est la reconnaissance de la puissance de vie supérieure et du rang supérieur, et de se maintenir soi-même à son rang propre, ou... de se replacer dans la dépendance et l'allégeance.

Envers les multiples forces de la nature il n'y a, selon la réglementation divine, qu'une seule attitude sûre: l'emploi ordonné, respectueux, circonspect des forces naturelles. Tout emploi "contre nature" des forces naturelles, toute violation de l'ordre ontologique doit être réparé, l'ordre doit être rétabli, la vie contaminée doit être purifiée et sanctifiée.

Restauration de vie, sanction comprise en ce sens, purification ontologique forment des conceptions de Bantu: peine, amende, pénitence, compensation sont plutôt des concepts d'Européens, à moins de les comprendre dans ce premier sens.

Kamina, 1.3.45.

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[1] Dans une lettre du 24 nov. 1947, le P. Tempels écrivait au P. Albert Perbal, OMI, que ce texte a bénéficié de quelques changements et notes du professeur de métaphysique de l'Université de Louvain, Albert Dondeyne. Ces notes ajoutées ne se distinguent pas du texte de Tempels. Cfr BONTINCK, Fr., Aux origines de La philosophie bantoue. La correspondance Tempels-Hulstaert (1944-48). Kinshasa, Faculté de Théologie Catholique, 1985, p.126, note 221.

[2] Fr. BONTINCK, o.c., p.11. Né à Halle (Brabant) le 8 mai 1885, Docteur en droit à Louvain (1911), Emile Possoz partit au Congo le 24 février 1926 et rentra définitivement en Belgique en mars 1945. Du 11 au 14 nov. 1944 il avait traduit le ch.II de La philosophie bantu et terminé la traduction jusqu'au ch V compris à sa rentrée définitive (cfr ibidem, p.9-10 et p.44, note 58).

[3] Cfr L. HANSEN, De literaire nalatenschap van P. Placied Tempels O.F.M., in Franciscana 38 (1983), p.197.

[4] Fr. BONTINCK, o.c., p.42, note 54 et p.10.

[5] Cfr Fr. BONTINCK, o.c., p.10.

[6] Dans notre édition, les textes sans équivalent néerlandais ont été marqués par des crochets [...]. Cfr par ex. le début du Ch.VI.

[7] A. Rubbens lui-même a affirmé au Père Ceuppens, cicm, rédacteur de l'agence DIA (Kinshasa), que c'est en réalité son épouse, francophone, qui a traduit le livre de Tempels.

[8] Cfr ses lettres à Possoz du 18.9.1945 et du 9.10.1945 où il écrit: "je me réjouis énormément que celui qui lit Philosophie bantu, devra d'abord avaler votre texte. Au Parquet ils se sentiront naturellement menés par le bout du nez" (cité en néerlandais par L. HANSEN, a.c., in Franciscana 38 (1983), p.211, note 79).

[9] Cfr L. HANSEN, a.c., p.197-200 et aussi A. Storms, parlant de Tempels: "L'auteur avait mûrement pesé et discuté le choix de ses expressions. La manière un peu plus expéditive dont le traducteur s'y est pris ne l'a pas toujours pleinement satisfait" A. STORMS, La philosophie bantoue, in Bulletin des Missions 20 (1946), p.165.

[10] Lettre du 22.11.1944.

[11] Lettre du 1.2.1947, cité par Hansen.

[12] L. HANSEN, a.c., p.200.

[13] Cfr P. TEMPELS, Bantoe-Filosofie. (Oorspronkelijke tekst). Antwerpen, De Sikkel, 1946, p.V et note 2.

[14] Tempels a corrigé amplement ce texte, sans pour cela toujours recourir à une confrontation de la traduction avec l'original néerlandais. Les corrections mineures ont été apportées à l'encre, les corrections plus importantes et les ajoutes sont écrites à l'encre ou tapées à la machine sur des feuilles volantes de tout format. Des pages entières ont été remplacées, comme par exemple les pages 30-36, comprenant tout le numéro 4 du chapitre II. Cfr à ce sujet A.J. SMET, L'oeuvre inédite du Père Tempels, in Ethique et libération (Recherches Philosophiques Africaines, 2). Kinshasa, Faculté de Théologie Catholique, 1978, p.343. L'exemplaire en question n'est pas mentionné par Hansen ni par l'inventaire de l'"archief Tempels" de KADOC à Leuven.

[15] Cfr L. HANSEN, a.c., p.197 qui en estime autrement.

[16] Dans la transcription des textes, l'orthographe des termes africains a été unifiée et respectée, par ex.: muntu (mu-ntu = homme), bantu (ba-ntu = hommes), au lieu de mountou, bantoue et bantous. Quelques fautes de frappe et de grammaire ont été normalisées.

[17] Lettre de Tempels à Possoz du 9 mars 1945, citée ici, sans date (cfr Fr. BONTINCK, o.c., p.11; et, en néerlandais, L. HANSEN, a.c., p.193).

[18] Citation non identifiée, se référant peut-être à la fin du livre de J. MARECHAL, S.J., Le point de départ de la métaphysique. Cahier III: La Critique de Kant. Bruxelles, L'Edition universelle, 1944, troisième édition, p.308: "la raison pratique, s'appuiera, en définitive, sur la nécessité primordiale de l'action largement définie, sur la priorité de l'acte par rapport à la forme, sur l'essence dynamique de la spéculation"; et plus loin: "la conception dynamiste de l'entendement".

[19] Afin de pouvoir évaluer la fidélité de cette traduction nous la comparons parfois avec les originaux néerlandais:

<...> traduction du texte de Ae (ch.1), Ba (ch.2-6) et A;

[...] texte sans équivalent néerlandais en Ae, Ba et A.

[20] R. ALLIER, Psychologie de la conversion chez les peuples non civilisés. Paris, Payot, 1926, p.138.

[21] Ibidem, p.140.

[22] Le R.P. Hulstaert m'écrit: "Cette question de catéchèse-ontologie est pratiquement neuve... et pourtant de la plus haute importance".

[23] Note de A.J. Smet: C'est la première fois, ici, qu'on trouve le terme "zijn" différencié de "wezen": "sur l'être (wezen), sur l'existence (zijn)"; "zijn" (existence, être) ne reviendra qu'une fois encore au second chapitre.

[24] acquérir la force de vie: (kiluba): komona bumi; lomongo (otetela): nkundya wolu, kundeya bolo add. en note Po.

[25] la force de vie, la vie: bumi; la force: wolu, bolo add. en note Po.

[26] renforcer la vie: kukomeja bumi (kiluba); kokomya lumu (otetela) add. en note Po.

[27] perpétuer la vie: kutundula bumi (kiluba) add. en note Po.

[28] être sauvé: (kiluba) kupanda; (lomongo, otetela) mbika; (kilamba, kikemba) kupola add. en note Po.

[29] se protéger contre une influence nocive, une action nuisible à l'être: (kiluba) kukinga add. en note Po.

[30] la vie: (kiluba): bumi; (kikasai): moyo; (otetela): lumu add. en note Po.

[31] la puissance de vie: (kiluba): bukomo; (kikasai): bukole; (otetela): wolu add. en note Po.

[32] Vous avec force, vous êtes fort: (kiluba): wakoma po; (kibemba): mwakoseni; (otetela): we la wolu. Vous avez (forte) vie: (kikasai): moyo; (lingala): mbote: mbote mingi! (kiswaheli): ayambo, yambo! (kikutu des Mongo): o bwak'elime! add. en note Po.

[33] On sait que chaque peuple se salue suivant sa préoccupation dominante: "Comment navigues-tu?" dit le Hollandais add. en note Po.

[34] Du moins dans la philosophie européenne jusqu'au paradoxe de d'Alembert, ne peut il être question de l'énergétisme des physiciens modernes add. en note Po.

[35] Erreur fréquente chez ces faux disciples de la philosophie scolastique qui tombent dans l'analyse sans jamais plus s'en relever dans la synthèse vivante, réelle, ni conceptible add. en note Po.

[36] J.G. FRAZER, Le rameau d'or <3 vol. Paris, 1903-1911; traduction partielle de The golden Bough. 3rd ed. London, MacMillan, 1911-1915. Abridged ed. New York-London, MacMillan, 1922>.

[37] E. POSSOZ, Eléments de droit coutumier nègre, <Elisabethville, 1942>, p.27.

[38] Note de A.J. Smet: C'est ici la deuxième et dernière fois que Tempels utilise le terme "zijn" (existence, être). D'ordinaire, dans la Philosophie bantu, Tempels utilise le terme "wezen" (étant ou être concret) rendu invariablement, dans les traductions, par "être".

[39] A. LE ROY, La religion des primitifs. Paris, Beauchesne, 1911, p.73.

[40] W.F.P. BURTON, L'âme luba. Elisabethville, Ed. Revue juridique du Congo belge, 1939.

[41] Il existe une théorie générale des initiations, que nous rencontrons ailleurs. Cfr R.P. POLIS, Dictionnaire kikonga: "tuuntukankisi, pour tumba ntu nksi, le féticheur souvent met le fétiche sur la tête du candidat, le signe de possession par le fétiche est la "transe" du candidat. Il a comme une crise d'épilepsie, avec perte de connaissance, convulsions, etc., il sera alors consacré ntu nkisi pour sa lignée, fundi nkisi" add. en note Po.

[42] Cfr <VEDDER, H., e.a.,> Native Tribes of South-West Africa, 1928., p.64: Dieu seul donne pouvoir aux hommes de l'art.

[43] R. ALLIER, Le non-civilisé et nous, p.37.

[44] Cfr Stephano KAOZE, La psychologie des Bantu, <des Bani Marungu. Publication par A. Vermeersch, in> La Revue Congolaise [1912] <1 (1910),> p.406<-437; 2 (1911), p.55-63>. Idem une note sur l'ontologie, du même, idem, année 1908 add. en note Po.

[45] E. POSSOZ, Eléments de droit coutumier nègre, p.27, 32 et ss. add. en note Po.

[46] Cfr E. POSSOZ, Eléments de droit coutumier nègre, 1942; E. POSSOZ, Les épreuves superstitieuses dans l'Equateur, in Aequatoria 1 (1938), n.6 add. en note Po.