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 LA PHILOSOPHIE BANTOUE SELON LE R.P. 
        PLACIDE TEMPELS
 Note préliminaire
 
 Nous reproduisons ce texte parce qu'il provient d'un des rares opposants 
        "raisonnés" du début, à "La Philosophie 
        Bantoue" de Tempels. Comme lui, Edmond Boelaert était missionnaire 
        au Congo Belge et il avait eu une même introduction à la 
        philosophie scolastique que lui. Il manipule dans ce texte les mêmes 
        catégories que Tempels, utilisant une terminologie latine, tirée 
        des écrits de Saint Thomas d'Aquin. Boelaert était donc 
        particulièrement bien placé pour comprendre, et éventuellement 
        critiquer, "La Philosophie bantoue". Les citations de "La 
        Philosophie Bantoue" n'ont pas été contrôlées, 
        ni celles tirées des écrits de Saint Thomas. Les chiffres 
        entre parenthèses renvoient à l'édition Lovania de 
        "La Philosophie bantoue". Boelaert publiait encore une autre 
        critique, en néerlandais, dans Zaire 1(1947)4,387-398.
 
 Honoré Vinck, 27-4-2002
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 Le 19 novembre 1945, le Service de l'information présenta au public 
        "l'une des oeuvres les plus marquantes qui aient jamais paru dans 
        la Colonie." "Oeuvre magistrale de haute portée philosophique"
 Le livre, paru aux Editions "Lovania" à -Elisabethville, 
        fit grand bruit. E.Possoz, dans sa courte préface, prédit 
        que "L'ethnologie, la philosophie ethnologique, l'ethnologie juridique 
        et la catéchèse des peuples patriarcaux, vont prendre un 
        nouvel essor et une nouvelle orientation à partir de l'étude 
        du R. P. Tempels"
 Je voudrais essayer de donner une synthèse fidèle de la 
        théorie de l'auteur et la faire suivre d'une courte critique.
 
 
 I.  LA PHILOSOPHIE BANTOUE SELON LE R.P. TEMPELS
 1. Il existe une ontologie bantue
 "Le comportement humain ne peut être universel pour tous, ni 
        permanent dans le temps, s'il n'y a pas à sa base, un ensemble 
        d'idées, un système logique, une philosophie complète 
        de l'univers" (7).
 Or le comportement bantou universel et permanent. Donc il doit exister 
        - et nous devons pouvoir trouver - comme fondement de leurs conceptions 
        intellectuelles de l'univers, des principes de basse et un système 
        philosophique, dérivé d'une ontologie logiquement cohérente 
        (8).
 "Cette ontologie existe: elle pénètre et informe toute 
        la pensée du primitif, elle domine et oriente tout son comportement" 
        (9), "elle lui fournit une solution complète du problème 
        vital" (13). "Toute la coutume des bantous repose sur leur connaissance 
        de l' être" (18).
 Cette Philosophie des bantous "repose sur une évidence externe, 
        l'autorité et là force de vie dominante des ancêtres; 
        elle repose en même temps sur l'évidence interne de l'expérience 
        de la nature, et des phénomènes vitaux, faite de leur point 
        de vue" (55), "et c'est pourquoi je présume qu'elle pourra 
        se retracer chez tous les non-civilisés" (57). Elle est "l'unique 
        clé permettant de pénétrer la pensée bantoue" 
        (9). "Pour n'avoir pas pénétré l'ontologie des 
        bantous, nous sommes demeurés en défaut de pouvoir leur 
        offrir une doctrine spirituelle assimilable et une synthèse intellectuelle 
        compréhensible" (14).
 
 
 2. L'ontologie bantoue est différente 
        de la notre
  "Lés bantous ont une ontologies propre" (99), "une 
        psychologie propre" (74). "La métaphysique de la pensée 
        chrétienne..a été basée sur un concept fondamental 
        plutôt statique de l'être. C'est ici qu'apparaît la 
        différence fondamentale entrera pensée occidentale et celle 
        des bantous et primitifs" (31). "Nous avons une conception statique 
        de l'être, eux en ont une notion dynamique.(32).
 Les bantous ont une notion différente des relations entre les hommes, 
        de la causalité et de la responsabilité" (15). "Nous 
        saisissons la causalité suivant notre métaphysique réaliste, 
        les noirs suivent les principes de causalité de leur philosophie 
        des forces" (74).
 
 
 
 3. Notion fondatmentale de l'ontologie bantoue A. ÊTRE=FORCE.Pour eux la force est plus qu'un attribut nécessaire 
        de l'être: la force, c'est l'être, l'être est la force. 
        Là où nous pensons le concept être, eux se servent 
        du concept énergie. Là où nous voyons des êtres 
        concrets, eux voient des forces concrètes. Quand nous dirions que 
        les êtres se distinguent par leur essence ou nature, les bantous 
        diraient que les forces diffèrent par leur essence ou nature. A 
        l'encontre de notre définition de l'être "ce qui est" 
        ou "la chose en tant qu'elle est", la définition bantoue 
        se formulerait "ce qui est force" ou "la chose en tant 
        que force" ou ,la force existante"...
 
 C'est la notion force qui tient chez eux la place de la notion être 
        de notre philosophie. Tout comme nous ils ont un concept transcendantal, 
        élémentaire, simple: chez eux "force", comme chez 
        nous "être" (33). C'est, par la force que tous les êtres 
        se ressemblent (31), c'est la force qui est la réalité commune 
        à tous les êtres, ou plutôt identique dans tous les 
        êtres (31 ). La force est la cause finale suprême, la norme 
        ultime, la notion fondamentale (144).
 
 
 B. ATTRIBUTS DE LA FORCE.1. La force est simple: Pour nous "on a la nature humaine 
        ou on ne l'a pas. On ne l'augmente pas et on ne la diminue pas. Le développement 
        s'opère dans les qualités et dans les facultés de 
        l'homme. L'ontologie bantoue, ou plus exactement leur théorie des 
        forces, s'oppose radicalement à pareille conception. Lorsque les 
        bantous disent: "je deviens fort, ils pensent tout autre chose que 
        lorsque nous dirions que nos forces s'accroissent... Lorsqu'il dit qu'une 
        force augmente, ou qu'un être est renforcé, il faudrait exprimer 
        cela en notre langue et suivant notre mentalité par: "cet 
        être s'est accru en tant qu'être", sa nature s'est fortifiée, 
        augmentée." (36-37).
 
 2. Les forces sont essentiellement différentes. "Lorsque les 
        bantous désignent ainsi des catégories d'hommes (plus ou 
        moins forts) il ne s'agit pas à leurs yeux d'une classification 
        fondée sur des différences accidentelles, mais bien d'une 
        gradation dans la qualité essentielle d'homme suivant l'intensité 
        de leur force vitale" (79).
 
 3. La force peut croître ou décroître dans son essence: 
        Tous les acquêts constituent un accroissement de force; tout ce 
        qui porte atteinte à la force constitue une diminution de la force 
        en son essence; la force peut décroître ontologiquement, 
        jusqu'à aboutir à l'évanescence complexe de son essence 
        même, qui lui ôte la puissance d'être une force active, 
        une cause vitale (78). "Par le fait qu'un homme devient chef de clan, 
        il n'est plus ce qu'il était, il est modifié dans son essence" 
        (89).
 
 4. Les forces ne subsistent pas en soi. "L'ontologie bantoue est 
        rebelle au concept de la chose individuée, existant en elle-même. 
        La psychologie bantoue ne peut concevoir l'homme en tant qu'individu, 
        force existant en elle-même" (80) "La créature 
        est de par sa nature, dépendante d'une façon, permanente 
        de son Créateur quant à son existence et quant à 
        sa subsistance. Nous ne concevons pas une pareille relation entre les 
        créatures. Les êtres créés sont désignés 
        en philosophie scolastique comme substances, c. à. d. êtres 
        qui existent en eux-mêmes: in se, non in alio. La nature humaine 
        de l'enfant ne demeure pas en permanence en relation causale avec celle 
        de ses parents. Cette conception d'êtres distincts, se trouvant 
        côte à côte, totalement indépendants les uns 
        des autres, est étrangère à la pensée bantoue. 
        Pour elle les créatures gardent entre elles un lien, un rapport 
        ontologique intime comparable au lien de causalité qui relie la 
        créature au Créateur... Dans la force créée... 
        le bantou voit une action causale émanant de la nature même 
        de cette force créée et influençant les autres forces.. 
        Cette causalité est une action métaphysique qui découle 
        de la nature même de la créature." (39). "La force 
        vitale humaine (son être) n'existe pas par elle-même, mais 
        se trouve et demeure essentiellement dépendante de ses aînés" 
        (50). Les individus "sont individualisés au sein de leur clan 
        par l'intime influence vitale d'un défunt, dont l'individualité 
        renaît dans le nouveau-né, informe le nouveau-né, 
        et dont !'influence vitale est constitutive de l'essence même de 
        l'être nouveau." (88) "Aucune force ne constitue une force 
        autonome" (106) "Toutes les forces sont en relation d'interdépendance 
        étroite, d'essence à essence" (105) "Toutes les 
        forces se trouvent en relation d'influence nécessaire" (106). 
        "La vie de l'homme ne se borne pas à sa seule personne, mais 
        elle s'étend à tout ce qui est paternalisé par son 
        influence vitale, à tout ce qui lui est ontologiquement subordonné: 
        progéniture, terre, possessions, bétail et tout autre bien. 
        Donc tout ce qui porte atteinte à son bien matériel, sera 
        une atteinte à l'intensité de la vie du propriétaire." 
        (114) "L'existence des enfants détachée de celle de 
        leurs géniteurs n'est pas concevable, ils ne peuvent avoir de force 
        que dans leur rapport avec les parents" (122).
 
 
 4. Hiérarchie des forces
 
 "Le monde est une pluralité de forces coordonnées" 
        (95) "Les forces sont hiérarchisées selon leur rang, 
        leur droit d'aînesse" (69). Par-dessus toute force est Dieu, 
        Esprit et Créateur, Celui qui est la force, la puissance par lui-même" 
        (41), qui est source de toute force, à qui est attribué 
        l'origine, la subsistance et l'annihilation de toutes les autres forces 
        (37). Il a sa cause existentielle en soi (76), et est la force causale 
        de toute vie (87).
 Les premières forces créées sont les premiers hommes, 
        les fondateurs des clans (41,75) car l'homme est le centre de l'univers, 
        l'être le plus fort de la création (75).
 
 Entre les fondateurs et les vivants, il y a la chaîne des ancêtres, 
        la lignée vitale (70). Les morts qui ne font pas chaînon, 
        sont considérés comme égaux (128). A côté 
        de ces défunts il y a les esprits, semblables au vent, qui ne possèdent 
        pas de corps, qui n'ont jamais été hommes... Ils peuvent 
        protéger l'homme (128).
 Parmi les vivants, le chef de clan est le chaînon entre l'ancêtre 
        et sa descendance, intermédiaire et canal des forces (79).
 
 Après lui viennent, selon leur droit d'aînesse, les autres 
        vivants du clan et toutes les autres forces vitales de sa terre: animales, 
        végétales, inorganiques, qui se trouvent sous sa hiérarchie 
        ontologique, et dont l'homme sustente et augmente la vie des forces (77,79).
 
 
 
 5. Lois métaphysiques causales
 "Les causalités de vie possibles peuvent être formulées 
        en quelques lois métaphysiques, universelles, immuables et stables" 
        (47). Ce sont les lois causales, régissant l'interaction des êtres 
        (81).
 
 Quoique l'auteur n'en fasse pas expressément mention, il me semble 
        retrouver dans sa pensée une interaction double. D'abord: l'action 
        sustentielle qui est constitutive de l'essence même de l'être 
        atteint, analogue à l'action divine qui conserve les êtres 
        dans l'existence. Tous les textes cités au sujet du quatrième 
        attribut de la force se rapportent à cette action sustentielle. 
        Ensuite: l'action occasionnelle, analogue à l'action divine effectuant 
        une augmentation de la grâce ou des vertus infuses.
 
 L'action sustentielle s'exerce nécessairement et uniquement de 
        force supérieure sur toutes les forces inférieures qui en 
        dépendent dans la hiérarchie ontologique, quoique ici encore 
        "l'aîné peut restreindre sa paternalisation, abandonner 
        le puîné en une force vitale réduite" (123).
 
 L'action occasionnelle, qui renforce ou dé-force son objet, est 
        possible d'une force plus forte sur une force égale ou sur une 
        force moins forte, tant dans la hiérarchie ontologique qu'en dehors.
 L'action occasionnelle atteint son objet soit immédiatement, soit 
        médiatement. L'action médiate est celle qui atteint l'objet 
        par le truchement d'une force inférieure qui est: 1° soit captée 
        (30), ajoutée à la force de la, cause agissante (59), appropriée 
        (59) et utilisée (60); 2° soit renforcée par la force 
        de l'acteur que celui-ci lui communique (47), excitée par lui et 
        dirigée vers un usage déterminé" (64).
 
 Les forces inférieures qu'on peut ainsi s'approprier ou qu'on peut 
        renforcer de sa propre force, sont de simples forces naturelles (127), 
        mais qui n'agissent que par la force vitale de l'homme (70) et que nous 
        nommons si improprement les forces magiques.
 
 Il semble bien que toutes les actions "forçales" se réduisent 
        à une sustentions à un renforcement soit de soi (appropriation) 
        soit d'une autre force, et à un défoncement. Toutes ces 
        actions se font métaphysiquement, d'essence à essence, comme 
        l'action divine.
 
 
 
 6. Lois universelles de la connaissance
 1° Loi de la similitude: la similitude n'est pas le fondement causal 
        de l'influence vitale (60) mais indique simplement que la force similaire 
        peut être utilisée (60).
 
 2° Loi du contact: le fait qu'une force ait été en étroite 
        relation avec une personne, montre que cette force participe à 
        l'influence vitale de son propriétaire. Ce n'est nullement le contact 
        ni la sympathie qui sont les éléments actifs de l'action, 
        mais exclusivement la force vitale du propriétaire qui agit, parce 
        que l'on sait qu'elle adhère à l'être de la chose 
        possédée ou utilisée par lui (60).
 
 3° Loi d'imitation: les paroles ou les gestes n'ont de pouvoir si 
        ce n'est de faire connaître les forces (61).
 Voilà, selon le R. P. Tempels, "les notions transcendantales 
        et universelles de l'être et de sa force, de l'action, des rapports 
        et des influences réciproques des êtres qui constituent la 
        philosophie bantoue" (55).
 
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 II. CRITIQUE L'auteur de la Philosophie bantoue nous avait promis une ontologie bantoue 
        logiquement cohérente et complète. Cette philosophie serait 
        opposée à la "philosophie universellement humaine" 
        (53), à une philosophie critique rationnelle (68). Ses premiers 
        concepts seraient fondamentalement différents des nôtres. 
        Comment alors les comprendre? L'intelligence bantoue travaillerait selon 
        des lois absolument différentes des lois de notre connaissance. 
        Comment alors en faire la critique? et comment raisonner avec eux? C'est 
        le "East is east and west is west and never the twain shall meet" 
        de Kipling. Evidemment, l'auteur n'admet pas cela, puisqu'il nous expose 
        cette philosophie bantoue pour que nous la comprenions et la corrigions. 
        Il nous prie pourtant de faire abstraction de notre propre philosophie 
        et se retranche derrière l'imperfection de sa propre terminologie.
 
 
 1. Autocritique de l'auteur L'auteur n'a pas seulement découvert une philosophie bantoue, 
        ce qui constitue une révélation déconcertante (135), 
        il en découvre deux. "Chez les bantous contemporains nous 
        trouvons une philosophie magique, dominant la pensée, et pratiquement 
        reçue universellement, et à côté de ce bloc 
        nous retrouvons quelques éléments épars d'une philosophie 
        antérieure, plus aine et plus vraie, qui ne connaît pas les 
        interférences des influences ontologiques" (4). "Les 
        déviations erronées, les applications inadéquates 
        de la philosophie primitive… sont généralement de 
        date récente; la pensée ancienne, plus saine et plus pure, 
        se retrouve précisément parmi les tribus les plus conservatrices" 
        (136)."L'évolution partant d'une philosophie simple et passant 
        par la conclusion erronée de l'interaction ontologique des forces 
        vers des cas d'application "magiques" toujours plus factices…semble 
        constituer la trame commune de l'histoire de la pensée des bantous" 
        (129).
 Cette nostalgie de l'âme bantoue vers un renforcement de la vie, 
        s'est dévoyée. Elle était originellement soumise 
        à la direction divine du monde, et se bornait au recours des forces 
        naturelles mises à sa disposition par Dieu pour atteindre sa fin 
        ( p85, 1 ) Elle a dévié par une exaspération de la 
        recherche du renforcement vital vers d'autres moyens (magiques) du renforcement 
        de la vie. Leur concept fondamental de l'être les a conduits facilement 
        à la déduction, erronée du principe de l'inter-action 
        de tous les êtres, de tous les vivants, de toutes les forces. De 
        là découle notamment leur notion la "paternalisation" 
        et la dérivation dans la pratique des "manga", actuellement 
        innombrables.
 
 Dans ses pires déviations et dégénérescences, 
        l'ontologie originelle des bantous se retrace cependant toujours aisément: 
        elle se rattache toujours expressément à la foi antique 
        inébranlable, suivant laquelle toute vie, tout accroissement de 
        vie vient de Dieu." (a). "Les bantous actuels ont gardé 
        leur foi dans les éléments de leur religion originelle théiste, 
        et cependant nous les voyons à la fois mânistes, animistes, 
        dynamistes, totémistes et tenants de la magie. Il faut donc bien 
        admettre que toutes ces manifestations diverses se rattachent à 
        une conception unique, à une même idée de l'univers, 
        à un même principe métaphysique, dont les déductions 
        successives ont mené à fausser le système." 
        (19)
 
 Qu'est-ce qui reste alors de la philosophie universelle et logiquement 
        cohérente des bantous? "Nous avons la lourde responsabilité 
        d'examiner cette primitive philosophie... d'y découvrir le noyau 
        de vérité, qui doit nécessairement se trouver dans 
        un système aussi complet et aussi universel.. Il nous faut remonter 
        vers les sources jusqu'au point où l'évolution des primitifs, 
        (l'auteur ne prouve nulle part que la saine philosophie théiste 
        est plus ancienne que l'autre) s'est engagée dans une voie fausse 
        par des déductions erronées, et depuis ce point de départ 
        valable, reconstruire une civilisation bantoue véritable, solide 
        et ennoblie". (141)
 
 Pour l'auteur ce point de départ valable semble bien être 
        le concept fondamental bantou de l'être-force et de la possibilité 
        d'accroissement de cette force par le recours des forces naturelles mises 
        à la disposition de l'homme par Dieu pour atteindre sa fin" 
        (143). Mais cela seul ne constitue tout de même pas une "philosophie 
        bantoue qui peut servir de fondation pour élever une civilisation 
        bantoue" (146) ou bien cela implique précisément la 
        philosophie magique "dégénérée", 
        "aux humiliantes pratiques" (148). Si le principe central de 
        l'utilisable ontologie bantoue réside dans l'être=force et 
        dans l'accroissement interne et intrinsèque de l'être (148-149) 
        par le recours aux forces naturelles, on ne voit pas comment la causalité 
        ontologique de ces forces serait une déduction erronée.
 
 Mais l'auteur va encore plus loin dans son autocritique. Il admet que 
        cet accroissement interne et intrinsèque de l'être, cette 
        "antique sagesse bantoue" (149) est un produit de l'imagination 
        bantoue, une idée subjective ne répondant pas à une 
        réalité "du point de vue purement rationnel (148), 
        que dans l'ordre de la raison il n'y a pas d'assouvissement possible de 
        l'idéal bantou" (150).
 
 A côté de ces auto-restrictions par lesquelles l'auteur détruit 
        complètement sa propre construction, il faudrait encore remarquer 
        les nombreuses contradictions occasionnelles. Comment d'abord parler autrement, 
        si l'être même n'est pas être, mais force, et si toute 
        proposition possible est construite sur l'être comme nous l'apprend 
        toute syntaxe.
 
 Et si toute force n'est que force, force simple, force dans son essence, 
        comment l'auteur explique- t-il que chacune des facultés de l'être 
        est une force, (50), que la connaissance et la sagesse sont des forces 
        (77)? Où place-t-il les apparences extérieures de l'homme 
        distinctes du "muntu" = de la personne? et la dent du lion?
 
 Et si les forces ne subsistent pas en soi, comment explique-t-il que "les 
        choses concrètes ont en elles-mêmes leur nature et leur potentiel 
        d'action (63), que les individus sont spécifiés (85), sont 
        individualisés (85), sont spécifiés en tant qu'individus 
        (87), que les hommes sont des personnes (87), des personnalités 
        (99), que les forces vitales agissent en elles-mêmes et sur elles-mêmes 
        (105)
 
 Et si les rites ne sont pas efficaces, mais de simples critères 
        de la connaissance, que signifie que "l'instrument animé de 
        la force vitale destructive du lien réside dans sa redoutable canine 
        (58), que cette canine est le lien matérialisé entre le 
        lion et l'homme (59), que l'anathème est l'arme redoutable des 
        aînés (112)?
 
 
 2. Erreur sur la philosphie thomiste Le grand tort de l'auteur me semble bien être sa méconnaissance 
        de la "philosophia perennis", la philosophie universellement 
        humaine (53).
 Selon cette philosophie, l'objet propre de l'intelligence est l'être 
        réel, que nous connaissons par les concepts (species intelligibiles) 
        abstraits des données des sens (phantasmata). Ces concepts sont 
        universels (quiddités). Le singulier n'est atteint que par les 
        sens ou par la réflexion de l'intelligence sur les phantasmata. 
        Le spirituel n'est connu par notre intelligence que par analogie.
 
 Mais l'être réel, directement connu, n'existe pas comme il 
        est connu par le concept = comme universel: l'homme n'existe pas, il n'y 
        a que des hommes.
 
 Certes, on peut dire que ces concepts sont "statiques". Tous 
        les concepts le sont au même sens, même le concept de l'action, 
        de la force. Prétendre que la notion bantoue de force remplace 
        notre notion d'être est un non-sens, c'est prétendre que 
        le bantou a une intelligence essentiellement différente de la nôtre, 
        qu'il puisse penser une force réelle qui n'est pas être.
 
 Mais l'être connu, lui, n'est pas plus statique pour le thomiste 
        que pour le bantou. "Esse et agere convertuntur"; "ens 
        est diffusivum sui". Même: l'être pur est acte pur, et 
        l'être n'est que par l'acte. Tout cela est dit de l'être "extra 
        mentem".
 L'être concret, extra mentem, existe en iso Il est soit par soi 
        (a se = Dieu), soit par Dieu (ab alio = les créatures). Les créatures 
        sont soit spirituelles, soit matérielles. Toutes sont "composées" 
        d'essence=id quod est, et d'existence=id quo est. Mais les esprits sont 
        formes pures: chaque esprit singulier constitue une espèce spéciale, 
        et est "composé" de substance=quod est in se, et d'accidents=quod 
        est in alio, in substantia. Les êtres matériels sont, en 
        outre, "composés" de matière et de forme. C'est 
        la matière qui est chez eux fondement de l'individualisation dans 
        l'espèce.
 Mais toutes ces "compositions" sont "réelles" 
        dans un sens métaphysique; ces constituants de l'être ne 
        sont pas des êtres, mais des principes d'être, des postulats 
        de l'ontologie, qui étudie les causes de l'être. Les principes 
        sont séparables "secundum rationem, licet non secundum rem" 
        (Metaph. L. 7, lect. 1). L'essence et l'existence "non possunt separari 
        etiam potentia absoluta Dei" (St. Th. De Potentia).
 
 Malheureusement ces "compositions" sont trop souvent mal comprises; 
        elles induisent alors dans l'erreur du dualisme, qui fait facilement rejeter 
        cette ontologie pour un monisme comme celui que l'auteur impute implicitement 
        aux bantous.
 
 C'est la même erreur qui fait dire à l'auteur que le paganisme 
        bantou, l'antique sagesse bantoue (149) peut uniquement trouver son complément, 
        son assouvissement dans le plus pur christianisme (150), que l'ordre surnaturel 
        chrétien enseigne et procure la possibilité (inexistante 
        dans l'ordre naturel) d'accroissement vital interne, intrinsèque, 
        à la façon dont l'enseignent les bantous (149). Toute la 
        théologie au contraire nous enseigne expressément que "divina 
        natura nobis communicatur accidentaliter, eo sensu quod qualitas in anima 
        nostra imprimitur."
 
 
 3. Erreur sur la pensée bantoue
 Nous rencontrons chez le bantou trois ordres d'affirmations.
 a) L'affirmation de faits: je vois une pierre, il y a des esprits;
 je vois le soleil se lever; j'ai vu un homme 
        se changer en chat: j'ai vu le magicien me tirer un serpent de l'oreille.
 b) L'affirmation des propriétés de certains êtres: 
        le feu brûle, le manioc nourrit; une amulette porte bonheur; rencontrer 
             un chat noir porte malheur.
 c) L'affirmation sur l'être et ses propriétés: l'être 
        existe; l'être est bon; l'être est vrai.
 
 La certitude de toutes ces affirmations peut venir aussi bien de la foi 
        que de l'expérience et du raisonnement personnel. Même que 
        la certitude de la foi se montre bien plus profonde - en pratique - que 
        l'autre: elle ne peut être ébranlée par des arguments 
        directs. A preuve l'inextirpable croyance de nos populations chrétiennes 
        à des superstitions vieilles de deux mille ans, ou celle des Protestants 
        à l'adoration des images par les Catholiques.
 
 Mais toutes ces certitudes basées sur la foi n'extirpent pas les 
        certitudes de l'évidence interne. Dans l'homme, les deux genres 
        de certitude peuvent exister côte à côte, même 
        si elles sont opposées les unes aux autres; tout comme il peut 
        s'y trouver deux fois opposées. Dans un milieu traditionaliste 
        rares sont les esprits supérieurs et indépendants qui ont 
        conscience de cette opposition, ou qui cherchent à systématiser 
        leurs certitudes, bien plus rares encore ceux qui essaient d'en extraire 
        une philosophie.
 
 Mais arrivons-en à la soi disant évidence interne des bantous. 
        Et d'abord aux données des sens: "Il faut tenir pour certain 
        le témoignage des sens sur leur propre objet sensible, pourvu qu'il 
        n'y ait aucun défaut dans l'organe ni aucune entrave dans l'intermédiaire" 
        dit Saint Thomas (1, q. 85, a. 6). Les perceptions de nos sens ne sont 
        pas fausses, mais dans la vie courante nous affirmons toujours bien plus 
        que leur contenu - "je vois une pierre" disons-nous, là 
        ou l'œil ne perçoit que les apparences visibles; "j'ai 
        vu un homme se changer en chat", dit le primitif, mais il n'a pas 
        vu le changement, il a vu un homme avant, un chat après. Dans de 
        telles affirmations les erreurs les plus grossières sont donc journalières. 
        Sous l'influence de l'imagination non suffisamment contrôlée 
        par l'intelligence, de la crédulité, de la psychologie collective, 
        nous affirmons plus que de raison. Mais tout cela ne prouve pas que les 
        sens du primitif travaillent autrement que les nôtres, ou que le 
        primitif ne se fie pas à ses sens. Il s'y fie beaucoup trop et 
        s'imagine voir beaucoup de choses qu'il ne voit pas réellement. 
        Il se laisse tromper par son imagination.
 
 Les affirmations de second ordre, sur les propriétés des 
        êtres, sont déjà de la science, de la science physique. 
        Elles sont abstraites des données des sens, soit des données 
        exactes et évidentes, soit des données faussées par 
        l'imagination. Et ce ne sont pas les seuls primitifs qui se trompent ici: 
        Saint Thomas croyait aux forces occultes de l'or, Suarez aux influences 
        astrales, beaucoup de nos généraux fameux croient aux horoscopes. 
        On a pu dire que "pendant des siècles les moralistes furent 
        plus superstitieux que les sorciers, mais ce n'était pas leur métaphysique 
        qui était érronée, ils e trompaient sur les "apparitia", 
        et dans leur systématisation, ce qui est l'objet propos de la science: 
        "salvare apparentia" (b).
 
 Encore sue ces certitudes scientifiques, la théorie scolastique 
        était bien plus prudente que la pratique. "Mens nostra axiomatibus 
        experimentalibus, quae mediante legitima inductione efformantur, certo 
        et indubitanter assentitur ob motivum omnino cogens in ipsis rebus inventum 
        et clare visum, nimirum determinantur ad unum a sufficienti singularium 
        observatione, adiecto principio causalitatis" Cg. 1. 3. c. 2; De 
        Ver. q. 22, a. 1 ). L'erreur scientifique est donc facile, et d'autant 
        plus facile que l'esprit scientifique est moins développé 
        et que l'imagination est moins contrôlée.
 Certes, les primitifs croient que ces propriétés, que nous 
        nommons magiques, sont des propriétés naturelles des êtres. 
        Tout au plus pourrions-nous parler de "magie naturelle" (Cfr. 
        N. Rev. Th. juin 1931 : Sacrements et magie, par E. Hocedez, pp. 481-507, 
        n. p. 498). L'explication du Moyen Age, impliquant l'intervention du diable 
        qu'on invoquerait formellement ou implicitement, ne s'applique pas aux 
        manifestations "magiques" des primitifs; il n'y a chez eux pas 
        plus de péché matériel de superstition que chez un 
        apprenti-horticulteur qui croirait pouvoir greffer une salade sur une 
        pierre. Mais tout cela est en dehors du problème central posé 
        par le R. P. Tempels: l'ontologie bantoue. Arrivons donc aux affirmations 
        métaphysiques.
 
 La scolastique enseigne que l'"intellectus humanus in ferendis judiciis 
        circa veritates communes et omnibus per se notas nunquam decipi potest; 
        circa veritates vero deductas non errat nisi per accidens " (S. Th. 
        I, Q. 85, a. 6). Sur les premiers principes l'intelligence ne peut se 
        tromper: principes de contradiction, d'identité, de causalité. 
        Elle peut se tromper accidentellement sur les déductions ultérieures. 
        Et c'est ici que l'auteur veut imposer aux bantous une ontologie contre 
        laquelle l'intelligence de tout homme doit protester. La notion de l'être 
        et ses propriétés ainsi que les lois de la connaissance 
        que l'auteur impute aux primitifs sont la négation même de 
        l'intelligence. "Quapropter frustra sunt, imo vehementer errant et 
        periculosissime falluntur, quicumque ea ratione ducti, quod motiva dantur 
        dubitandi de omnibus, demonstranduim sibi esse existimant, valorem primarum 
        notionum, legitimitatem facultatum, objectivitatem perceptionum nostrarum" 
        Le primitif a une intelligence comme la nôtre, les premiers principes 
        de l'être et de la connaissance sont les mêmes pour lui que 
        pour nous. Sa première notion de l'être doit être la 
        même que la nôtre. Prétendre qu'il nie la causalité 
        physique, comme le dit l'auteur, c'est lui dénier toute évidence 
        expérimentale. D'ailleurs encore ici il se contredit : le geste, 
        le mouvement ne sont pas des causes d'influence, mais de la connaissance 
        tout comme si une cause de connaissance n'était pas une cause d'influence 
        aussi. D'ailleurs une force naturelle qui n'opère pas physiquement, 
        naturellement, mais métaphysiquement, semble bien un contresens.
 
 Tout cela est tellement à l'opposé du sens commun, que l'auteur 
        lui-même est obligé de soustraire à sa synthèse 
        tous les "façonnages utilitaires", qui "sont à 
        l'écart de la sagesse", "des enfantillages" (67). 
        Mais ces façonnages utilitaires sont précisément 
        toutes les actions que le noir pose "suivant un raisonnement critique 
        épousant la nature des choses". (67). Et ce sont précisément 
        ces actions-là qui font la trame de la vie journalière. 
        L'auteur dit bien que "tout à coup cependant on observe qu'ils 
        abandonnent tout raisonnement pour faire dépendre le succès… 
        du secours de l'esprit ou du bwanga" (67). Mais si un croyant attend 
        du secours divin le succès de son entreprise, dira-t-on chez nous 
        qu'il ne croit pas à là causalité physique?
 
 Si l'auteur avait essayé de baser une ontologie bantoue sur ces 
        manifestations rationnelles du primitif, il aurait bien trouvé 
        une intelligence primitive identique à la nôtre, une philosophie 
        rationnelle, une ontologie du bon sens. Il n'aurait pas médit de 
        ses chers bantous comme il le fait implicitement. Seulement, il s'est 
        laissé tromper par les apparences. Personne ne nie que les imaginations 
        magiques sont tout aussi répandues chez le primitif qu'elles l'étaient 
        chez nous au moyen-âge. Ces imaginations nous frappent, surtout 
        parce qu'une littérature ethnographique toujours plus abondante 
        essaie de nous faire croire que ces manifestations sont la pierre fondamentale 
        et la clé de voûte de l'esprit primitif, tout comme chez 
        nous les écrits et les récits et l'inquisition avaient conduit 
        les gens à ne presque plus rien voir que de la magie. Mais au-dessus 
        de toutes ces billevesées, produits d'une imagination hantée 
        par le mystère, la pensée des bantous se révèle 
        dans leur vie de tous les jours, dans leurs actes "profanes". 
        Cette pensée existe comme elle existait chez nous, au moyen age, 
        aussi supérieure à toutes les élucubrations du royaume 
        de la peur, que la raison est supérieure à l'imagination, 
        et que la philosophie thomiste est supérieure aux divagations des 
        sorciers. L'auteur n'a pas remarqué que ces fameuses lois des êtres 
        et de l'intelligence ne sont que les lois - bien connues dans la psychologie 
        expérimentale de l'imagination comme elle se manifeste par exemple 
        chez les enfants, les rêveurs, les ivrognes. Ces lois-là 
        existent aussi bien chez nous que cher les primitifs. Mais aussi la philosophie 
        perennis a ses racines, non dans l'homme occidental, mais dans l'homme 
        tout court.
 
 Pour terminer, rendons, hommage au R. P. Tempels de ce qu'il nous encourage 
        à traduire les valeurs de notre civilisation et de notre religion 
        autant que possible dans la langue et la mentalité indigènes. 
        Où nous parlons en termes de perfection et de bonheur, eux s'expriment 
        de préférence en termes de vie fortifiée. Adaptons-nous. 
        C'est peut-être l'essentiel de ce que l'auteur a voulu nous apprendre.
 
 Note
 
 (a) Où est la déviation? A plusieurs reprises l'auteur nous 
        dit que "les remèdes magiques ne sont que des forces        naturelles 
        (127) qui n'existent, par la volonté de Dieu, que dans le but d'augmenter 
        la force vitale des hommes"
 (45,28). Nos bantous contemporains 
        diront en parlant du mânisme, du fétichisme de l'animisme, 
        etc.
 (Dynamisme totémisme, 
        magie): "tout cela est voulu par Dieu, l'Etre suprême, et tout 
        cela a été donné pour
 aider les hommes" (20).
 
 (b)  Cfr De wetenschappelijke natuurkennis bij den H. Thomas en bij 
        de moderne geleerden. A. Van Hove, dans "Ons  C   geloof" 
        1928, p. 349-365.
 
 E.Boelaert, M. S. C.
 Dans une lettre du 28 juillet 1947 à Gustaaf Hulstaert, Tempels 
        réagit à l'article de E. Boelaert. Nous reprenons le texte 
        de: François Bontinck, Aux origines de la Philosophie Bantoue. 
        La correspondance Tempels-Hulstaert (1944-1948), Faculté de Théologie 
        Catholique, Kinshasa, 1985, p.154-156. Révérend et cher Père Hulstaert,Le 7 de ce mois, je vous avais envoyé une lettre par avion - et 
        vous m'écrivez une lettre datée du 13 juillet 1947. Si ma 
        lettre n'était pas encore arrivée, vous avez dû la 
        recevoir immédiatement après. Merci pour votre lettre.
 Vous persistez à demander une réponse à la critique 
        du P. Boelaert. Cela me fait grand plaisir. Mais vous savez que je ne 
        peux pas répondre personnellement: je suis toujours sub judice.
 
 En outre, le P. Boelaert part d'un point de vue erroné; il ne se 
        met pas au point de vue ethnologique, le seul nécessaire et essentiel. 
        Il part des points de vue théologique et philosophique; voyez seulement 
        ce qu'U vient d'écrire à Possoz: "nos discussions ne 
        nous font point avancer. N'en parlons plus entre nous. Mais si vous pouvez 
        trouver quelqu'un qui veut raisonner philosophiquement sur la question, 
        je me réjouirai toujours de ses remarques
 
 Vous voyez qu'une réponse est impossible, car d'abord et avant 
        tout on doit traiter de la question ethnologique. Même là 
        où le P. Boelaert parle de l'aspect ethnologique de la question, 
        il part encore de son point de vue philosophique, de sa philosophie qu'il 
        appelle "philosophie perennis. " Il me fait dire que la philosophie 
        bantoue est opposée à la Philosophia perennis! Et comme 
        ethnologue, il raisonne, lui, comme suit: Le Thomisme donne la Philosophia 
        perennis. Les premiers éléments de la Philosophia perennis 
        constituent -l'objet de l'intelligence humaine. Donc les
 Noirs possèdent ces éléments, sinon ils ne seraient 
        pas des hommes, ils n'auraient pas d'intelligence.
 
 J'ajouterais: donc l'ethnologie est inutile car nous savons a priori que 
        tout peuple nouveau, de même que tout peuple primitif, n'a d'autres 
        concepts philosophiques que ceux du Thomisme, lequel est identique à 
        la "Philosophia perennis."
 Je n'avais pas poussé ma pensée si loin. Naïvement, 
        par une certaine charité sans doute, j'ai voulu m'enfoncer dans 
        la pensée des Noirs, vivre ensemble avec eux dans cette mentalité 
        et ainsi (par charité) voir avec eux le Christianisme à 
        partir de cette mentalité. J'ai décrit cette mentalité 
        simplement telle quelle est ou telle qu'elle me semble être et j'ai 
        indiqué, pour les Européens, quelle nuance dans cette ontologie 
        paraissait différente de la présentation- dominante de la 
        philosophie occidentale. Cette nuance de la philosophie occidentale rassortissait 
        très clairement de votre première objection: vous ne donnez 
        pas un concept de l'être, car la force n)est qu'un accident".
 
 Or, il y a des gens qui sont capables de se mettre au-dessus de certaines 
        nuances dans la conceptualisation et dans l'expression de la Philosophia 
        perennis et qui n'identifient pas avec la Philosophia perennis . s ce 
        qui n'est qu'une nuance unilatérale d'une certaine expression de 
        la Philosophia perennis, Ces gens, sans savoir beaucoup au sujet des Primitifs, 
        jugent en tant que philosophes le système donné (c'est-à-dire 
        le point de vue du P. Boelaert) et ils trouvent:
 
 1°  que j'ai bel et bien formulé un concept de l'être;
 2°  que ce concept de l'être exprime un aspect de la réalité 
        autre que celui de la vision statique,
 prédominante en Occident;
 3° que cette ontologie n'est pas un non-sens, comme le dit le P.Boelaert, 
        mais qu'elle est aussi une Philosophia       perennis, 
        l'éternelle philosophie des forces qui existe universellement à 
        côté de la
 philosophie statique.
 
 Ainsi les attestations incluses constituent-elles bien un jugement philosophique 
        de spécialistes (non pas de thuriféraires irréfléchis, 
        comme le P. Boelaert les appelle) et un jugement qui diffère quelque 
        peu de celui du P. Boelaert. Je continue à me taire; je reste dans 
        la tombe où le P. Boelaert m'a enterré; d'autres peut-être 
        me ressusciteront et- peut-être me laveront de l'imputation du P. 
        Boelaert: "le grand tort de l'auteur me semble bien être sa 
        méconnaissance de la Philosophia perennis " (p. 86).
 
 Le P. Boelaert devrait se mettre au point de vue ethnologique, alors nous 
        pourrions causer. Il le dit si bien: "Certes les Primitifs croient 
        que ces propriétés (des êtres) que nous nommons magiques, 
        sont d s propriétés naturelles des êtres". Et 
        c'est là que se trouve la très grande lacune de sa critique. 
        Il aurait dû écrire comment et pourquoi les Noirs, de leur 
        point de vue, regardent ces propriétés comme des propriétés 
        naturelles des êtres. Je pense que c'est à cause de leurs 
        théories des forces (force de l'être, croissance de l'être, 
        influence de l'être, cohésion des êtres, hiérarchie 
        des êtres).
 
 Le P. Boelaert se contente d'affirmer sans plus que cette synthèse 
        ne rend pas les pensées des Noirs. Alors qu'il dise, lui - et je 
        ne demande pas mieux - comment les Noirs interprètent ces propriétés 
        comme "naturelles des êtres"!!! mais, quand il dit a priori 
        que le système des Noirs doit être nécessairement 
        de la Philosophia perennis, avec la propre nuance, avec la conceptualisation 
        déterminée, avec le propre aspect proche de la philosophie 
        occidentale ou thomiste ou statique, alors il se met dans l'impossibilité 
        de pouvoir même penser une propre nuance chez les autres, de la 
        supposer ou de la chercher sans préjugés.
 
 Que tout cela reste entre nous; ce n'est pas destiné à la 
        publication. Car personnellement je veux (provisoirement) rester sur le 
        terrain strictement ethnologique. Les témoignages ethnologiques 
        venant de tout le Congo et de l'Afrique du Sud continuent à s'entasser. 
        Ne vous inquiétez pas de notre vicariat; la catéchèse 
        adaptée y est partout en usage et elle le fut même avant 
        que ne fut écrite La Philosophie bantoue.
 
 Ne m'en veuillez pas si je parle durement. Je n'ai qu'un but: ne pas perdre 
        courage et continuer à essayer de vous aider à "comprendre" 
        pour parvenir à ceci: "laisser les chrétiens noirs 
        vivre avec ce qui est bon dans leurs conceptions " ou "laisser 
        le Christ vivre dans l'âme des Primitifs".
 Si seulement cela pouvait se réaliser aussi dans votre vicariat!
 Cordialement, Placide |